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#41 23 Nov 2020 13:39

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

LE CHÂTEAU INTÉRIEUR

Marcher dans la forêt, marcher dans la mémoire, marcher dans ses pensées, marcher dans l'horreur, marcher dans les demeures de ses anciens tourments.

(temps de lecture : 9 minutes)

Joué / écrit le 23/11/2020

Le jeu principal utilisé : Bois-Saule, jeu de rôle solo pour vagabonder dans les ténèbres sauvages de Millevaux

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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publicenergy, cc-by-nc, sur flickr

Contenu sensible : suicide, mort d'enfant


Passage précédent :
38. L’impossibilité de croire
Quand le passé comme le présent deviennent insoutenables, que reste-t-il comme refuge ? Le périple de retour vers Les Voivres, maintenant joué / écrit avec Bois-Saule ! (temps de lecture : 5 mn)


L'histoire :

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Auk / Blood par Tanya Tagaq, entre chant inuit chamanique revisité et violons à fleur de peau, entre l’émerveillement et la terreur.

Tout d'abord, la présence incongrue de la Sœur Jacqueline révolta la Sœur Marie-des-Eaux. Mais presque aussi rapidement, il fut pris d'une curiosité qui l'obligea à poursuivre la conversation :
"Je suis désolé de t'avoir laissé aux mains de la Bernadette. Je savais au fond de moi qu'elle chercherait à profiter de la situation."

Mais elle n'était plus là.

"À qui parliez-vous ?", demanda le Père Benoît, rouge comme un soufflet de forge.
"À un fantôme."

Le novice jetait des regards derrière lui. Un sentiment d'insécurité croissait dans ses veines.

Alors qu'ils progressaient, un roulement de tambour se fit entendre par-dessus les frondaisons, et bientôt une tempête de grêle leur tomba sur le greugnot. Ils purent se réfugier sous les mélèzes. Le sol fut vite jonché de billes blanches qui contrastaient avec le rouge des aiguilles mortes à leurs pieds.

C'est dans ce décor onirique qu'ils reprirent leur marche à la recherche de la moindre indication qui leur confirmerait la direction des Voivres.

"Là, des lumières !", pointa du doigt le Père Benoît.

Du monde ! On allait pouvoir les renseigner ! Ils coururent vers les fanaux qui grelottaient dans le seuil végétal.

Au détour d'un arbre, les lumières s'étaient atténués, on voyait des enfants à la place, qui semblaient jouer sur un tertre.

"Hé les minots ! Pouvez-vous nous dire...", entama le prêtre.

Ils se tournaient vers lui. Ils avaient des robes blanches et ils ne jouaient pas, ils rampaient.

"Emmenez-nous... au cimetière...", dirent-ils.

La Sœur Marie-des-Eaux croyait être prêt à tout, et pourtant cette rencontre lui fut un choc. "Pas des enfants...", se dit-il.

Il chopa le Père Benoît par la soutane et le força à fuir. Il le fit courir jusqu'à la perte totale de ses forces, jusqu'à ce qu'il glisse et s'écroule dans le lit immaculé de la grêle.

"C'était... C'était des enfants morts sans baptême, souffla le prêtre. Tout ce qu'ils voulaient, c'était qu'on leur accorde la dignité des rites funéraires.
- C'était plus fort que moi. Je ne supporte pas la vue de l'innocence bafouée. Elle m'est trop familière.
- Qu'est-ce qui vous arrive, Marie ?"

Le visage du novice était crispé comme un jambon pris dans un étau.


Il ne desserra pas la mâchoire du reste de la journée. Alors, à la faveur de la bleue-nuit, à la chaleur du feu de camp, le Père Benoît sortit un livre de sa valise. Il avait les rides et les froissures d'une amante trop usée.

"Je vous l'offre. Vous en aurez besoin plus que moi. Il vous tiendra compagnie dans le voyage que vous êtes en train de faire. Il vous fera plus de bien que l'Apocalypse."

Le novice ne remercia pas, il ne savait pas faire.

Mais quand le prêtre l'entendit lire le titre avec déférence, il sut qu'il avait touché juste :

"Le Château Intérieur, par Sainte-Thérèse d'Avila."


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Ardor, par Big Brave, un post-hardcore aux drones aussi profonds que mélodiques, avec un chant féminin rituel et poignant, pour se traîner jusqu’au bout de la nuit.

Marie l'enfant-soldat erre dans les vestiges des champs de bataille de la Grande Guerre. Les arbres plantés de schrapnels comme des feuilles de métal, l'humus qui cache en sa mollesse des mines prêtes à sauter, le brouillard avec son arrière-goût de gaz moutarde. Il effectue une reconnaissance solo ; il le doit à la confiance que lui porte la Madone à la kalach et il le sait.

C'est au milieu de la brume que la chose apparaît tout à coup, ses museaux juste à quelques centimètres de lui. Il étreint sa mitraillette, mais son instinct lui interdit de tirer.
Le horla le contemple avec ses trois têtes de furets. Son odeur d'amadouvier et de viande braisée lui revient en tête, lancinante.

Ils se sont unis, ils se sont compris, ils sont amants.
"Embrasse-moi.", demande Marie.
"Si je t'embrasse, je mourrai."

Le novice se réveilla d'un bloc, congelé dans sa sueur. Il sentait sur ses lèvres le souvenir d'une haleine musquée qui ne voulait pas s'en aller.


À quoi ça aurait servi d'en parler au Père Benoît. Pouvait-il comprendre ? Approuver ? Aider ? Et l'idée même que ça prenne la forme d'une confession, eurk. Alors, il considéra que le livre offert hier était un message. Il resta seul à arpenter son château intérieur. Et quand à l'aube, ils durent reprendre leur marche, il emboîta le pas au prêtre sans piper mot.

Seul le chant de la grive musicienne, un concert qui imite tous les autres oiseaux, troublait le silence tel un filet de voleur d'âmes.

Ce matin encore, le Père Benoît avait embrassé son crucifix, il avait offert sa prière au Vieux, occultant la part de lui-même qui disait : "Cela ne sert plus à rien. Papa est mort et tu dois te débrouiller sans lui." Aujourd'hui, il espérait des réponses. Il attendait des réponses.

Et durant toute cette journée, ils réfléchissent tous deux, leurs pieds les portent où bon leur semble. Ils ne prêtèrent presque pas attention au fait que la forêt poussait à vue d'oeil à leur approche. Les arbres étendaient leurs branches, des feuilles sortaient de terre et bientôt c'étaient de robustes baliveaux qui se tortillaient, et partout les buissons d'orties et de digitales prenaient de l'ampleur, les fougères grossissaient en vagues, dans ce phénomène de croissance automnale qui n'est pas si rare au cœur des Vosges.

La Sœur Marie-des-Eaux parcourait le château intérieur. Elle n'est pas encore dans les demeures de prière et d'adresse au divin ; loin s'en faut. Il faut d'abord traverser les demeures du tourment, parcourues de liserons et de scarabées, de ces chambres de bonnes malodorantes où l'on étouffe, de ces escaliers terminant au plafond parce qu'ils n'ont pas été conçus par les vivants, de ces cuisines où mijote une tambouille malodorante, de cette architecture qu'Euphrasie qualifierait d'artificielle ; et pourtant si concrète dans sa décrépitude. Et de partout parviennent les trilles de la grive, qui évoquent à chaque fois la voix d'un proche différent. L'oiseau-mémoire a tout entendu, mais il répète ce qui l'arrange.

Le Père Benoît reprenait son souffle au sommet du côteau. Les taillis d'aubépines et les branches rasantes avaient tellement pris de la graine que leur avancée devenait ardue.

La réflexion que fit la Sœur Marie-des-Eaux, remontée de son mutisme monastique, de son errance dans le château, une bulle qui éclate à la surface d'un marais, le cueillit par derrière sans crier gare :

"Madeleine n'est pas allé dans un monde meilleur. Elle a mis fin à ses jours.
- Taisez-vous. Taisez-vous."


Ils reprirent leur progression ; mais c'était trop tard, l'idée était implantée, et à chaque pas, le Père Benoît se chargeait d'un poids toujours plus lourd, si bien que son ventre et ses cuisses lui semblaient légers en comparaison.

Mea culpa

Mea maxima culpa.


Lexique :

Le lexique est maintenant centralisé dans un article mis à jour à chaque épisode.


Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1269
Total : 71744


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#42 30 Nov 2020 11:50

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

LE SEUIL

Le dernier des morts-vivants, la prison d'un être déchu et le mur du son à franchir, voici le programme des ultimes errements avant le retour aux Voivres !

(temps de lecture : 9 minutes)

Joué / écrit le 30/11/20

Le jeu principal utilisé : Bois-Saule, jeu de rôle solo pour vagabonder dans les ténèbres sauvages de Millevaux

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

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Life Pilgrim, cc-by-nc, sur flickr

Contenu sensible : aucun


Passage précédent :

39. Le château intérieur
Marcher dans la forêt, marcher dans la mémoire, marcher dans ses pensées, marcher dans l'horreur, marcher dans les demeures de ses anciens tourments. (temps de lecture : 9 mn)


L'histoire :

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Springtime Depression, par Forgotten Tomb, la perle noire du black métal dépressif et mélodique pour une excursion cauchemardesque en forêt vers cette maison abandonnée où l’on pourra tranquillement se livrer au suicide.

L'aube se détachait à grand-peine des bans de brumes d'où les troncs noirs émergeaient comme des récifs. Le Père Benoît contempla le visage de la Sœur Marie-des-Eaux, borgne et émacié. En son for intérieur, il se désolait de cette jeunesse abîmée mais les mots lui manquaient pour l'exprimer.

"Bénissez-moi une hostie, mon père.
- Mais ce n'est point l'heure de la messe.
- C'est l'heure du repas du matin, en revanche, et je ne veux plus manger que ça."

Alors il murmura une prière et plaça la pièce de pain sans levain, l'oublie, comme on dit aussi, dans la bouche du novice, à genoux, les mains en croix et fermant les yeux en refermant les dents. Le Père Benoît avait toujours trouvé ce geste gênant, un mélange de soumission et de nourrissage où il trouvait trop de sensualité.

L'oublie.

Reposant sur la litière et les feuilles mortes dans un drap pour le protéger de la saleté, "Le Château Intérieur" de Sainte-Thérèse d'Avila.

La Sœur Marie-des-Eaux se comporte en sainte anorexique, pensa le Père Benoît. On ne revient pas du purgatoire indemne.

Le novice s'abîma dans la prière un instant, ainsi qu'on tombe dans une fosse. Il s'attendait à ce que cette nouvelle journée apporte de nouvelles épreuves et de nouvelles révélations. Qu'elle ouvre une nouvelle porte vers une nouvelle demeure dans son château intérieur, dans la masure mérulée qui le conduisait vers le Vieux.

Il se redressa avec toutes les peines du monde, toutes les blessures passées se rappelant à son bon souvenir, inscrites dans ses os, dans ses muscles et dans son sang.

Et ils cheminèrent dans les marées fuligineuses qui peut-être étaient les maquis de Hautdompré, de la Rappe ou de Hardémont, ou pouvaient aussi bien être nulle part. Dans ce brouillard à couper à l'opinel, surnageaient les stolons et les ronces, une muraille de barbelés végétaux hérissés d'épines, et les éboulis de pierre de ce qui fut jadis une maison, une ferme ou une chapelle.

Le Père Benoît cherchait son chemin, un sentier matériel vers Les Voivres. Le novice cherchait un layon perdu qui la conduirait un peu plus loin vers la religion.

Ils étaient tout les deux si absorbés dans leurs quêtes respectives qu'ils ne le virent qu'au dernier moment.

C'était d'abord juste une tête flottant dans la brume, livide et torturée, avec un nœud coulant pour licol.

C'était Blaise, le cordelier simplet qui avait profané l'église. Le cordelier qu'ils avaient exorcisé. Le cordelier qui s'était donné la mort dans le poulailler où on l'avait reclus.

Son visage avait le teint d'une chandelle, ses yeux et sa bouche étaient des trous, et il ululait : "Kyrié !"


À ces mots, la Sœur Marie-des-Eaux se sentit saisi de ce qui était le plus ferme dans son identité : l'exorcisme. C'est à cette amarre qu'il devait se raccrocher coûte que coûte et oui, dans son château à lui, il y avait une salle d'armes, et il était un chevalier du Vieux, c'est quelque chose qui surmontait l'épreuve de l'oubli, c'était la seule chose concrète qui substitait dans le présent.

Il fondit sur le revenant et le frappa à l'opinel :
au front : "In nomine patris" ;
au centre de la poitrine : "et Filii" ;
à l'épaule gauche : "Et Spiritus" ;
puis à l'épaule droite : "Sancti !" ;

puis lâcha son arme et joint les mains : "Amen !"

Mais ça ne fit rien que des lambeaux ensanglantées sur le cadavre ambulant, qui toujours avançait en répétant : "Kyrie !"

C'est le réflexe du Père Benoît qui leur sauva la mise. Il répondit : "Kyrie Eleison !"

Et il n'y eut plus que la brume.

"Si c'était bien Blaise, haleta la Sœur Marie-des-Eaux, il avait un message pour nous. Nous n'en avons pas fini avec les cordes."

Le prêtre le fixa un long instant. Il avait désormais devant lui exactement la personne qu'il avait cherché à former : un Templier. Et cela le cloua d'effroi.

Ils renoncèrent à marcher beaucoup plus longtemps ce jour-là : ils ne faisaient que tourner au rond et couraient le risque de finir au fond d'une mare. Le soir, quand la fumée céda aux ténèbres, la Sœur Marie-des-Eaux avala sa deuxième oublie. Le père Benoît vit dans ses paupières fermées une forme de réconfort.

Il le laissa parcourir de nouvelles pages du Château intérieur tandis qu'il s'apprêtait à monter la garde.

Dans ce massif qui lui gelait la moelle des os, dans cette forêt dont l'humidité lui rammolissait tous les sens, avec la chaleur du feu dans son dos et les murmures du novice parcourant une nouvelle demeure, il se rendit compte d'une chose.

Quand il était parti de Saint-Dié pour traverser la sylve hostile des Vosges à bord de cette cariolle conduite par un mercenaire, se rendre aux Voivres n'était qu'une étape sur son parcours d'exorciste. Mais aujourd'hui, alors que retourner dans ce village s'apparentait à un chemin de croix, il comprit que le destin de toute sa vie se jouait ici.


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Deeper Woods, par Sarah Louise, du psych-folk d’une belle intensité, une expédition au cœur de la forêt en compagnies des dames qui l’habitent.


"Amen."

Ce nouveau soir, quand la Sœur Marie-des-Eaux referma à nouveau sa bouche sur l'oublie, le Père Benoît en conçut une certaine forme de révolte. Que le novice se trouvât heureux à ne manger que des tranches de pain au levain assaisonnées d'un signe de croix alors que son propre estomac criait famine depuis des jours, à manger des glands comme un vulgaire sanglier, avec leur goût écœurant qui restait en bouche tout le jour durant, le prêtre ne pouvait le concevoir.

La nourriture avait toujours été un refuge dans les moments de doute, qui aujourd'hui étaient plus nombreux que jamais.

C'est ce sentiment montant comme un gargouillis d'estomac qui le poussa à abandonner son poste de garde au milieu de la grasse-nuit. Il venait de découvrir une minuscule trouée au milieu des hautes herbes faite par un passage d'homme ancien mais bien marqué : un chemin de désir, de ces sentiers tracés par des envies buissonnières.

Il se dit : "Cela descend, et Les Voivres doivent être plus bas que notre point actuel ; cela y mène peut-être."

Mais en vrai, il était plus guidée par une pulsion sensuelle, par une curiosité, ainsi qu'un enfant qui suit un fumet.

Alors il descendit, mettant ses pas dans de précédents pas, s'enfonçant entre les arbres nus aux bois chargés de balais de sorcière, la chandelle à sa main faisait office de soc et fendait la bourbe de la nuit.

Il atteignit un orme plus ancien encore que le reste de la forêt autour ; ses contreforts racinaires plaqués autour de lui comme autant de bras d'étoiles, et le chemin de désir s'y arrêtait pour ensuite rayonner dans tous les sens, et le piétinement était net tout autour de l'arbre, des petits pieds pour des rondes d'enfants. Le bois blanc tranchait de tout le reste. Le tronc était creux, y avait un trou à hauteur d'homme, de la taille d'une tête de chouette.

C'était plus fort que lui, le prêtre approcha sa tête.

"Je suis prisonnier ici depuis si longtemps... Je t'attendais...", fit une voix à l'intérieur qui avait le timbre d'une griffe sur de l'écorce.

"Qui es-tu ?", fit le prêtre.

"J'ai eu bien des noms. Je suis celui qui murmure à l'oreille des hommes et des femmes qui ont besoin qu'on les secoue de la torpeur où le Vieux les enferme.

"Le Vieux est mort.", abdiqua le Père Benoît.

"Et moi, je demeure.

Tu sais qui je suis. Quelqu'un d'assez puissant, d'assez libérateur, pour que des bien intentionnés tels que toi aient jugé de bon de sacrifier leur vie pour me murer dans cette prison."

Mais toi, je sais que tu es las. Tu peux me délivrer. Il suffit de dire : je te délivre. Et je t'offrirai tout ce que tu veux. Tu peux avoir la chère, je te l'accorde. (et une profusion d'odeurs montèrent du trou).

Tu peux avoir la chair, je te l'accorde. (et cette fois-ci, ce furent les senteurs corporelles de Marie qui s'insinuèrent dans ces narines.)

Tu peux récupérer le poste d'évêque qu'on t'a volé, je te l'accorde (et les fragrances de l'encensoir s'élèverent pour se mêler à la fumée de la bougie.)

Tu peux en finir avec ta vie d'esclave. Si le Vieux est mort, tes principes n'ont plus aucun sens. Tu peux t'affranchir. Il suffit que tu m'affranchisses."

Le Père Benoît était agité de frémissements. Son corps se réchauffait, parcouru de fringale, de concupiscence et d'enthousiasme.

Tous les arômes, celui des tofailles, de la sueur adolescente et de la myrrhe lui emplissaient le nez, la bouche et le cerveau. C'était si facile à dire, en finir avec tous ces sacerdoces, à faire le sale boulot du clergé, en finir avec le vieil ordre du monde qui ne signifiait plus rien, jusque quelques mots, et commencer une nouvelle vie...

"Tu as raison, répondit Benoît.

Je suis en prison. Je suis enfermé dans mes croyances, et je m'entête à réanimer un mort.

Mais j'ai choisi cette prison. Aussi misérable que soit cette cellule, ce sont maintenant des murs familiers et à l'intérieur, je suis à l'abri.

Alors, toi aussi, tu resteras en prison.

In saecula saeculorum."

Puis il rebroussa chemin. La mèche était presque à bout. Il était temps de retrouver sa sœur, et de se reposer.

Car demain serait un grand jour, il le sentait.


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La Violette Epineuse, un mélange de dark synth et de post-punk avec un chant féminin en français hanté, pour des cauchemars intimes au coeur d’une forêt qui nous renvoie dos à dos avec nos obsessions.

Le lendemain, ils ont ainsi dévalé les talus, pour descendre. Ils se sont débattus avec les lianes, celles qui grimpent aux bras et celles qui se pendent des ramures pour vous écorcher le visage, progressant à l'aveuglette.

Ils ne savaient pas où aller, sinon toujours dégravir la vallée.

Et en plein cœur de la nuit, la Sœur Marie-des-Eaux, avec son corps léger de mangeur d'hosties, trempa les pieds dans la rivière. "Le Coney !"
"Le Coney ! On a loupé le village, mais on est tous proches ! On doit être en bas de la Colause, en bas de la Grande-Fosse, chez la sœur qui fait l'école !"

Le Père Benoît fut tenté un instant de lui serrer la taille et le faire tournoyer, mais il songea à l'incident d'hier et ravala son envie.

Ils n'eurent guère le temps d'établir avant un plan avant que des nouveaux-venus s'attroupent autour d'eux.

Ils venaient d'une autre époque. Des jeunes en treillis militaire, avec des casquettes et des dreadlocks, qui fouillaient la nuit de leurs lampes frontales comme on le fait d'un pays conquis. Avec eux, il y avait cette femme aux yeux sorciers, celle qui avait des cheveux tressés jusqu'à dévoiler le cuir chevelu, et des anneaux aux lèvres et dans les oreilles, celle qui était belle comme une icône intouchable, et qui se présenta à eux sous le nom d'Augure.

"Vous ne me connaissez pas, mais je vous connais. J'étais une amie de Champo. Et d'Euphrasie. Il est temps que vous reveniez aux Voivres. Les choses se sont gâtées en votre absence. Ce qui va suivre va vous paraître bizarre, mais vous devez comprendre que cela appartient autant à notre passé commun que tout ce que vous avez pu connaître par ailleurs. Ces personnes sont tout autant à leur place que vous ne l'êtes. Et ils vont vous montrer le passage."

Ils les ont pris par la main. L'air était chargé des fumées de haschisch et des embruns des lampes de poche. Ils les emmenèrent auprès des roches romaines du Pont des Fées, un autre vestige parmi les vestiges, une autre des innombrables sédiments du temps, tous si amoncelés et sans âge distinctif. Les murs d'ampli posé entre les pierres n'étaient pas plus distants dans le temps que les ruines de l'empire ou les cailloux qui faisaient le lit du ruisseau.

Et le son qui suivit, une fois que l'indicible terreur d'entendre une chose pareille fut passé, leur parut tout aussi ancien que les vagissements venus du fond des temps qu'ils avaient entendu dans les souterrains, mais ici ce son était humain, et tout viscéral qu'il était, il était familier, il était bienveillant, il vous entraînait dans les abysses mais ne vous lâchait pas la main.

Le Père Benoît était comme crucifié par ce mur auditif, mais conscient qu'il fallait en passer par là.

Mais la Sœur Marie-des-Eaux accepta totalement cet état second. C'était une nouvelle chambre du château, un seuil initiatique et il était prêt. Il s'avança au milieu des raveurs qui secouaient leurs cheveux, et il bascula sa tête d'avant en arrière, tout son corps s'abandonna au séisme, et il y puisa une énergie de l'apocalypse, il frappa l'air de ses poings dans la cadence impitoyable des battements par minute, et conscient qu'il n'y a de calme que dans l'oeil du cyclone, il accompagna le rythme avec chaque saccade de ses bras, de ses jambes, de ses os et de ses chairs tout entiers.

Il entra dans la transe, car la porte était de l'autre côté.


Lexique :

Le lexique est maintenant centralisé dans un article mis à jour à chaque épisode.


Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 2378
Total : 74122


Système d'écriture

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Feuilles de personnages / Objectifs des PNJ :

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#43 08 Dec 2020 11:51

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

NOURRIR LES FAIBLES

Enfin, le retour aux Voivres et un épisode pour se poser. Avec un changement de jeu de rôle pour guider l'écriture, cette fois-ci on passe à Nervure ! (bon, juste deux tirages...)

(temps de lecture : 5 mn)

Joué / écrit le 08/12/20

Le jeu principal utilisé : Nervure, un jeu de cartes et de rôle pour explorer la forêt de Millevaux, par Thomas Munier

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

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Animal people forum, cc-by-nc, sur flickr

Contenu sensible : meurtre d'animal


Passage précédent :

40. Le seuil
Le dernier mort-vivant, la prison d'un être déchu et le mur du son à franchir, voici le programme des ultimes errements avant le retour aux Voivres ! (temps de lecture : 9 mn)


L'histoire :

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S/T par Winslow, de l’americana mélancolique, belle et inquiétante pour un voyage dans des bivouacs de lourds souvenirs.

C'est par ce petit matin fourbu qu'ils descendirent enfin la grand'rue des Voivres. Les poules en divagation, les tas de fumier devant les maisons, rien n'avait changé. Il pleuviottait juste, c'était un petit froid agréable.

"Allons prendre des nouvelles du père Houillon, fit le père Benoît.
- Non. On va d'abord aller voir la SÅ“ur Jacqueline."

Ça lui fit une drôle d'impression de franchir à nouveau l'entrée de l'auberge du Pont des Fées.

"Mâ ? Ço â oures-ci qu’vos rotrez ?", leur fit la Bernadette pour tout accueil. Elle avait l'air vieilli.
"Où est ma sœur ?", répondit le novice sans plus de cérémonie.

"Elle est là, dans la cuisine. Elle tresse des bôgeottes avec les saules coupés à la fin de l’automne. Elle ne sait plus faire que ça, ça l'occupe."

L'ancienne se tourna vers eux, la rondeur de son visage toujours encadré par sa coiffe. C'était difficile à dire si elle les reconnaissait.

La Sœur Marie-des-Eaux s'avança. Au départ, il se configura comme le novice qui venait d'arriver aux Voivres, stoïque, hostile à toute marque de rapprochement. Mais cette image de lui était devenue floue, il ne se rappelait plus pourquoi il était comme ça, ni si c'était ce qu'il devait être. Ses réflexions s'écroulèrent et le corps parla. Il se jeta dans les bras de l'ancienne, et il la pleura. La Sœur Jacqueline arborait un sourire innocent.

"On vient de faire les sombres de pommes de terre, je vais vous faire çà.", annonça la Bernadette. Le novice déclina et réclama une hostie à la place. Mais de son côté, le Père Benoît ne se fit pas prier

Pour le dessert, la cuisinière posa le grand gaufrier de fonte à longs manches sur un trépied au-dessus de la flamme. Le bois sec et odorant.

Pour le prêtre, chaque bouchée de nourriture comblait une blessure.

Dans le bar juste au bout du couloir, Vauthier redemanda une goutte et la but cul-sec. "Et bien, ça descend comme un char-à-bancs dans la côte des Voivres !", souligna la Bernadette avec des soupirs d'admiration.

Il y avait aussi des familles attelées à boire un canon. Un gamin racontait : "Parrain me dit, Serge, on va faire des founés !, je dis oui ! Nous oualà dans le champ. Parrain amasse avec sa fourche les bois de pommes de terre. Il y met le feu, oulà les grandes flammes qui montent. Tout à coup, il me dit, Serge, une souris ! Je cours, je prends un bâton et je lui fais la chasse. Je la tiens, je l’attrape par le bout de la queue et je la jette dans la flamme ; la pauvre bête était toute cuite et toute ratatinée par le feu."

Les Voivres n'avaient pas changé.


Quand ils sortirent pour aller au presbytère, ils croisèrent la Mélie Tieutieu : "Oh, mais c'est qui des grands fantômes là !"
La Sœur Marie-des-Eaux lui résuma leur périple.
"Je sais que j'ai pas dit du grand bien de l'Euphrasie, mais quand même je suis désolé pour vous." Elle prit les mains squelettiques du novice dans les siennes toutes fripées, et les secoua bien fort. Et bien longtemps.
"Vous êtes ce qui nous est arrivé de mieux au village. Faites attention à vous."

Elle marqua un temps, qu'ils mirent à profit pour reprendre leur marche.

Et la Mélie Tieutieu de conclure : "Mais faites quand même attention à la Bernadette ! Une femme qu'a appris à lire dans le Grand Albert, c'est pas de la bonne compagnie !"

Quand ils toquèrent à la porte du père Houillon, ce fut une femme qui leur ouvrit. Elle avait l'air toute boudinée dans son tablier mais ses mains et son visage étaient fins.

Elle les conduisit au curé attablé sur une assiette de kneffes qui fumaient comme l'encens du vendredi saint. Il ne se leva pas pour les saluer, rougeaud et empâté qu'il était.

"On vous croyait morts, j'ai fait dire des messes en votre honneur et j'ai même envoyé un pigeon au diocèse ! Mais installez-vous ! (le Père Benoît omit de préciser qu'il avait déjà mangé). Maintenant, j'ai une bâbette, c'est la Germine Colnot ! Germinie, tu apportes le couvert pour ces voyageurs !"

Elle obtempéra, elle avait l'air bien brave et bien sotte ainsi qu'il sied à une bonne du curé.

"Y'a d'autres nouvelles. Fréchin a été réélu maire du village. C'était tendu, parce que bon quand même il a tué son propre fils et pis le Nonô Elie s'était présenté en face de lui, mais on dirait qu'y a eu un petit coup de pouce du destin ! Enfin, c'est pas en s'usant les fonds de culotte à l'église qu'il a glané les suffrages qui lui manquaient !"

Le Père Benoît engloutit sa portion de kneffes et félicita la toute fraîche sacristine. Il avait le palpitant qui s'emballait, les ventricules qui battaient comme des fanons désolés, mais il s'en foutait.

Le novice sortit prendre l'air. Il faisait trop chaud, ça mangeait trop, ça causait trop comme s'il ne s'était rien passé.

Il vit dans une courelle, à l'ombre d'un châtaigner, un enfant, le Fleurance Jacopin, qui donnait du lait aux chats errants. L'un d'eux, un mistrigi tout râpé, s'approcha de la coupelle et y donna de la langue. Le Fleurance, un gamin tout blond et trop grand pour son âge, le prit dans ses bras et fit mine de le caresser. Il sifflait pour le rassurer.

La Sœur Marie-des-Eaux resta en arrêt.

Le Fleurance Jacopin glissa ses mains sur le cou du chat et serra aussi fort qu'il peut, son visage exprimait une satisfaction sans nom. La Sœur se rua vers lui, l'opinel à la main, mais - las !- son corps était à bout de ressources. Il trébucha sur un muret et s'étala de tout son nom. Le gamin était déjà loin dans la futaie, avec sa proie.

Le novice avait besoin d'aide. Mais il n'y avait personne.


Lexique :

Le lexique est maintenant centralisé dans un article mis à jour à chaque épisode.


Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1080
Total : 75202


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#44 14 Dec 2020 11:52

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

LA SEMAINE DES MORTS

Quand le système de résolution nous réserve une méchante surprise... Il faut accepter son sort.

(temps de lecture : 7 minutes)

Joué / écrit le 14/12/20

Le jeu principal utilisé : Nervure, un jeu de cartes et de rôle pour explorer la forêt de Millevaux, par Thomas Munier

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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beanpumpkin, cc-by-nc, sur flickr

Contenu sensible : insulte grossophobe, pulsions suicidaires


Passage précédent :

41. Nourrir les faibles
Enfin, le retour aux Voivres et un épisode pour se poser. Avec un changement de jeu de rôle pour guider l'écriture, cette fois-ci on passe à Nervure ! (bon, juste deux tirages…) (temps de lecture : 5 mn)


L'histoire :

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L’Âtre et l’enfant, par Edinbourg of the seven seas, une guitare folk sans voix pour des forêts mystiques à habiter vous-même.

Le retour aux Voivres permit aux exorcistes de retrouver un semblant de notion du temps. On leur dit que c'était l'Octave de la Toussaint, aussi leur périple aurait duré une vingtaine de jours, à une éternité près. Le Père Benoît était inquiet. Il avait mentionné à la Sœur Marie-des-Eaux qu'il craignait pour la sécurité du Père Houillon, sans pouvoir nommer pourquoi au juste. Il lui avait même confié : "Et si ce curé venait à disparaître ? Qui sait si le diocèse en renverrait un autre ? Et si j'étais appelé à le remplacer ? Je me croyais voué à de plus hautes destinées, mais ai-je le droit de décider ce que la providence me réserve ?"

La Germinie Colnot se traînait vers le lavoir communal, poussant à la brouette un baquet d'eau chaude et des bôgeottes chargées de soutanes et de sous-vêtements sacerdotaux.  "Faut-y donc que j'y mette moins de sauce dans ses plats pour qu'y tâche moins ses affutiaux !", pestait-elle. "J'sais bien qu'on doit pas faire le bouayre pendant l'Octave mais l'bon Vieux m'pardonnera bien si c'est pour briquer les habits d'Monsieur l'Curé !". Et la oualà penchée sur lo betch, toute ronde qu'elle est, et trempe, et trempe, et frotte, et frotte. Et oualà-t-y pas que s'approche d'elle une vieille bonne femme, grande, raide, sèche comme un coup de trique, avec pas plus de dents dans la bouche qu'un poisson-chat et des moustaches pareilles. Un temps, la Germinie imagina que ça serait à ça que ressemblerait la SÅ“ur Marie-des-Eaux dans quequ' temps, et ça la fit rigoler. "Vous êtes qui madame ? Je vous ai jamais vu par ici, vous êtes pas de cheu'nous !"

La vieille la fixait avec un air de jugement dernier. Il y avait quelques cheveux qui dépassaient de son large chapeau de paille, mais c'était bien tout ce qu'elle avait sur le caillou. Elle s'approcha sans répondre en se cramponnant sur son bâton, et la bâbette était toute rouge, sous l'effort, le froid, et disons-le tout net, l'inquiétude. Ses guenilles immondes sentaient tout comme si on les avait trempées dans du purin, pour sûr l'étrangère respectait l'interdit de l'Octave.

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S/T, par 5ive. Du drone speed/heavy doom instrumental, tempête de goudron en fusion pour une débauche de son hallucinée et macabre.

"Tu peux m'appeller Herqueuche."
À entendre ce nom, la Germinie s'arrêta tout net, le battoir en l'air.

"Alors comme ça on coule la lessive pendant la semaine des morts ?
- Pardon, madame, je savais pas ?"

Et l'ancêtre sourit d'un air mauvais, contente de prendre en faute. Elle chopa la tête de la sacristine et la plongea dans le baquet d'eau chaude. Sa poigne était d'acier.

"Ah là grande guéniche-là ! Je vais t'apprendre le respect !"

Ce fut le Père Benoît qui lui retira la tête du bouillon, se brûlant la main au passage.

"Vous allez la laisser tranquille, sorcière !
- Tu crois pas si bien dire ! C'est quoi ce curé qui m'empêche de punir les pécheresses ?"

Et elle lui asséna un coup de béquille dans les côtes, on aurait dit un coup de barre à mine !

Il se plia en deux et alors elle lui cassa presque son bâton sur le dos, en poussant un cri de jubilation.

Le prêtre comprit qu'il n'avait pas affaire à une personne normale. Il roula sur le côté, brandissant le crucifix qu'il portait en sautoir autour du cou. Il avait tellement mal qu'il s'était pissé dessus.

"Horla ! Créature maudite !"

Herqueuche émit un râclement de gorge digne d'un oiseau de proie. Ses yeux roulaient dans ses orbites.

Elle passa son bâton derrière sa tête comme on prend son élan avec un fléau.

"Enlève ça de ma vue, gros couillon !"

Le Père Benoît n'eut pas le temps de la moindre prière qu'elle avait écrasé son bâton sur sa poitrine, éclatant le crucifix au passage.

"Ça y est, je vais rencontrer mon destin.", voilà la pensée qui le traversa.

"Lâche-le, peute bête de l'enfer !", breuîlla la Bernadette.

Herqueuche flanqua un coup de boutoir en plein dans le crâne du prêtre.

"Fiche-moi la paix, l'envoûteuse ! T'es pas forte assez !"
La cuisinière lui allongea sur le greugnot une claque qui aurait assomé un bœuf.
"Et celle-là, elle est pas forte assez ?"

L'entité fut si surprise qu'elle recula et détala sous le couvert forestier sans demander son reste.

La Germinie Colnot était à genoux, le visage fumant et rouge comme une écrevisse, où se lisait un mélange de peur, de reconnaissance et d'incompréhension.

"Bonté divine ! J’en ai le sang qui tourne en boudin !"

Dans ses bras, elle tenait la carcasse du Père Benoît.

Ce fut le père Houillon qui lui administra les derniers sacrements.


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Created in the image of suffering, par King of Woman, un stoner doom avec un chant féminin incantatoire et hypnotique pour une chevauchée épique et rituelle à travers les bois.


Encore une procession funèbre de trop.

La Sœur Marie-des-Eaux s'était peu à peu laisser distancer pour se retrouver en queue de cortège.

Derrière, il n'y avait que la bâbette, qui la suivait partout depuis, une chienne en quête d'un os ou d'une caresse, cherchant à exprimer auprès du novice une gratitude qu'elle n'avait pas eu d'occasion d'exprimer à son supérieur.

Non loin devant, se dandinaient la Sœur Jacqueline, bras dessus bras dessous avec la Bernadette qui ne cessait de demander à la Sœur Marie-des-Eaux comment ça allait, sans jamais obtenir de réponse.

Il y avait bien sûr la Mélie Tieutieu et le Sibylle Henriquet qui avaient transmis leurs messages de commisération.

Mais c'était loin d'être suffisant pour diluer la tourbe dans laquelle le novice s'enfonçait.

Si c'est une nouvelle demeure du château intérieur, à quoi sert-elle ?

Il voyait les voivrais de dos suivre le cercueil dans le vent frisquet de Vosmembres. Il entendait leurs sabots crisser sur le sol gelé.

Pourquoi avait-on si peu félicité les exorcistes de leur retour et des services rendus ?

Et partout en lui, ça montait. Ce dégoût croissant de l’humanité. Ainsi qu'une remontée de pétrole venue du fond de la terre.


Le vin d'honneur ne fut pas en mesure de soigner son aversion. La contrition des villageois s'affaissa dès lors qu'on fut à l'abri dans l'Auberge du Pont des Fées, et que le vin chaud et la brioche circulèrent, et toute trace d'affliction avait tout à fait disparu quand au bout d'une heure, on lança les parties de belote et de tarot.

Le pire, c'était le curé Houillon, à l'aise en société comme un coq dans sa basse-cour, qui au bout du deuxième verre, était tout de suite parti dans ses anecdotes, et tous les amnésiques du canton à l'écouter avec plus d'attention que s'il était sur la chaire à débiter son sermon.

"Je ne vous ai jamais raconté pourquoi la peinture du Jésus-Cuit a été retirée de l'église ? C'était une fois que j'avais dû monter jusqu'au diocèse. Donc, comme je devais être absent pendant des semaines, j'avais confié la garde de l'église à l'Ernestine Couanney. C'était une grenouille de bénitier née avec une hostie dans la bouche, je savais que les lieux seraient mieux protégées que par un régiment de hussards !
Mais oualà-t-y pas que mon Ernestine Couanney elle se penche sur le tableau du Jésus-Cuit et qu'elle le trouve bien fissuré, bien patiné, bien abîmé, quoi ! Elle se dit, quand même c'est bien dommage, je m'en vais le restaurer, monsieur le curé il aura une saprée bonne surprise à son retour, et moi ma place au paradis elle sera toute acquise !
Et donc que mon Ernestine, elle décroche le tableau, elle le passe à la soude coustique, et puis elle redessine un visage au Jésus-Cuit, comme ça de tête, une bouille que même les gamins de l'école ils auraient fait mieux !
Et moi qui rentre, et elle me dit, l'est-y pas plus beau maintenant mon Jésus-Cuit !
Et moi qui répond, mais ma bonne Ernestine, maintenant j'ai plus qu'à le mettre à la poubelle !"

Il n'en pouvait plus de rire, et toute l'assemblée lui emboîta le pas, parce que c'était drôle d'accord, mais surtout parce que c'était un fait inconnu ou oublié de tous, alors c'était précieux, comme un nectar du bon Vieux dans ses caboches.

La Germinie Colnot, surtout, ouvrait grand la bouche et les yeux et n'en perdait pas une miette. Son visage avait gardé la marque de l'ébouillantement. Elle frémissait, c'est comme si ces bourrelets prenaient vie.


En fait, c'était la résilience même des villageois, cette capacité à se relever de tout, qui écœurait la Sœur Marie-des-Eaux. Il les plaqua tous sur place et s'ensauva dans les tréfonds de la forêt. Il courut sans se retourner, sans compter le temps, il voulait juste mettre le plus de champ entre lui et ses contemporains.

Quand il s'arrêta pour reprendre son souffle, il était au milieu d'une clairière, dans le nombril du monde sauvage. Il n'y avait pas le moindre bruit ni le le moindre souffle de vent et le froid arrêtait même l'écoulement du temps.

Il y avait cet arbre au milieu, grêle et haut dans la pleine lune.

Et dans ces branches, pendues, toutes ces cordes.

Et bout de ces cordes, des nœuds coulants.


Lexique :

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Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1725
Total : 76927


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#45 07 Jan 2021 11:52

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

LES PETITES MISÈRES

Mille petites anecdotes et anicroches complètent le tableau d'une nouvelle menace qui se trame.

temps de lecture : 7 minutes

Joué / écrit le 07/01/2021

Le jeu principal utilisé : pas de jeu pour cette session

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, u roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

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    Carl Heinrich Bloch, domaine public

Contenu sensible : aucun


Passage précédent :

42. La semaine des morts
Quand le système de résolution nous réserve une méchante surprise... Il faut accepter son sort. (temps de lecture : 7 mn)


L'histoire :

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The Hunt, par Ulvesang, un dark folk tout de guitares sèches tendus, un voyage initiatique d’une grande majesté où dort une sombre menace.

Le lendemain de ce désastre, le père Houillon en constatait un autre, cette fois dans son clocher. Plus un seul pigeon. Les corbeaux les avaient donc tous mangés. Il ne restait plus que ce merle qui avait appris à dire la messe :
"Et spiritus sanctiii... Crââ !
- Tais-toi, toi... Te prache pour rien do to !"


La Sœur Marie-des-Eaux, quant à lui, priait au pied de l'autel, dans la Chapelotte. Il arpentait les couloirs enténébrés de son château intérieur, une pétoche à la main, passant l'autre sur la suie des murs, respirant les volutes de poussières et d'anthracite, trébuchant dans les amas de branches au sol, frissonnant dans le froid de cette demeure oubliée depuis si longtemps. Il croyait entendre les rires de Raymond, son jeune frère disparu, s'il eût jamais existé.
Et ce rire se mua en ricanement, en couinement, alors que le novice s'extrayait de ces songes.
Sortant le groin du tabernacle, un porgrelet fit son apparition. La chose n'avaient que des globes couverts de peau translucides en guise d'yeux, et se traînait sur ses deux pattes avant, son arrière-train sans anus rempli de sa propre merdre.
"Tu l'aimais bien, le Père Benoît, n'est-ce pas...
- Comment ose-tu, la peute bête-là que tu es !
- C'est notre maman truie qui m'envoie. Elle me fait te dire qu'Herqueuche est venue sur sa commande. On t'a pas oublié, et on va te faire de plus en plus mal."

Le novice ne pouvait pas en entendre davantage. Déjà, sous un réflexe incontrôlé, il avait planté son opinel dans le crâne mou de la bestiole. Il sentit une onde électrique, le choc mental, très limité par la taille de la créature et sa propre résistance de tueur, et puis un souvenir du porgrelet, sortant de la vulve de sa mère, couvert de mucus, heurtant ses frères et sœurs dans le matin puant de la vie.


Au presbytère, il y avait de la vaisselle dans le lavier. Dans un saladier, la bâbette mit de la farine, trois œufs, du lait, du sel. Elle prit une cuillère, tatouilla la pâte et y ajouta un gros bol de cerises. Ensuite, elle mit sur le feu la tourtière et la poêle. Elle jetta dans chaque ustensile un morceau de saindoux, versa quelques cuillerées de pâte, elle frisa au bord et se dora. Elle retourna les beignets, on les entendait griller.

D'ordinaire, ce fumet faisait accourir le prêtre comme une mouche sur la bouse. Comme il ne venait pas, la Germinie Colnot en déduisit qu'il s'était absenté. Elle commença à fouiller les placards et l'ormoire : "Où est-ce que tu les planques, tes objets mémoriels, nom de Vieux ?"

"Je peux vous aider ?"

C'était la Sœur Marie-des-Eaux. La sacristine devint encore plus rouge que les séquelles de l'ébouillantement le permettaient.


Si le père Houillon n'avait pas accueilli sous l'impulsion des effluves de beignets, c'est qu'il était occupé avec son monde. Depuis qu'il avait une bâbette, il se piquait de recevoir et ce jour-là, le Sybille Henriquet, le Nônô Elie et l'Onquin Mouchotte avaient répondus à l'invite. Le Sybille, parce qu'il ne savait pas dire non, et le Nônô Elie et l'Onquin Mouchotte parce qu'ils se détestaient trop pour laisser à l'autre l'opportunité de glaner seul des ragots.

Quand la Germinie Colnot leur apporta la chicorée, suivi du novice comme un garde suisse, le curé était en plein dans une de ses anecdotes dont il avait le secret :

Le plus sapré des enfants de chœur que j'ai pu avoir, ça a bien été le Nénesse. Celui-là, le bon Vieux lui ait jamais rentré dans la tête, il y avait trop de foin à l'intérieur. Une fois pendant la messe des Rogations, alors que l'église était bourrée à craquer, et que tout le monde chantait en chœur, oualà-t-y pas que mon Nénesse s'agite et fouille sous les bancs. Moi, je décide de le laisser faire, j'ai d'autres chats à fouetter, c'est quand même la messe la plus suivie de l'an, et donc je reprends d'une voix bien forte mon "Dominus vobiscum et cum spiritus deo". Et oualà-t-y pas que le Nénesse se tourne vers moi, la colère au visage, et me fait : « Chut ! » puis « T’érôs pas tant biscounet, j’érôs pris ène rète ! ». T’aurais pas tant biscoumé, j’aurais pris une souris !


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Void, par Wolvennest.
Tout le maelström hypnotique de la totalité forestière est concentré dans cet album rituel entre psyché-drone mélodique et blackgaze ethéré.


C'est encore avec ces rires gras en tête que la Sœur Marie-des-Eaux reprit son sacerdoce, ce pour quoi il était venu et à quoi il avait tant sacrifié : l'exorcisme.

Dans la chaumière transie de froid, sous la surveillance de ses parents, un jeune homme entièrement nu, tremblant comme une feuille, en position foetale, le sexe étréci, statuaire. La peau constellée d'hématomes.

Le novice, avec à la main la Bible du Père Benoît, reprit : "Abjure-tu ta foi démoniaque ?
- Mais je comprends pas..."

Et la Sœur Marie-des-Eaux de le battre à nouveau avec la Bible, cadençant ses coups par des prières.


C'est en sortant de cette demeure de la Grande-Fosse, pris dans une sorte d'ivresse, entre sentiment du devoir accompli et montée du doute, qu'il croisa dans cette fin d'après-midi déjà devenue une nuit férale, la Sœur Robert, sortant de l'école, avec tout juste une gamine aux genoux cagneux à son bras.

"Vous n'avez pas d'autres enfants à l'école ?
- Ah, misère ! Sans Champo pour les amener et les reconduire à travers bois, j'ai eu ben dô maux ! J'ai essayé d'aller les chercher toutes seules, mais les parents n'ont pas voulu me les confier ! Je n'ai que la petite Georgette, qui est plus bête qu'une poule ! Quand on s'est quittés, je vous avait dit que je prendrai les choses en main. Mais le Vieux m'est témoin que c'est un échec total ! Le village va s'enfoncer dans l'ignorance et l'impiété ! Pensez, tous ces gamins qui sont à courir dans les chardons toute la journée ! "


Au village, l'ambiance chauffait à mesure que le temps se refroidissait et que la neige couvrait les sapins d'un épaisseur blanche. Alors que la Sœur Marie-des-Eaux repartait d'une visite à la Sœur Jacqueline et remontait vers le presbytère, l'Onquin Mouchotte, attablé au bar, lança à la cantonnade un "En oualà une chatte qui va aux r'gnaux !"

C'était finement joué parce que justement une minette passait par la fenêtre, et c'est ce qui lui épargna de se faire écraser le greugnot d'un coup de poing, le novice ne put que battre en retraite.

La Mélie Tieutieu le rejoignit dehors.
"Je vois bien que vous êtes peu aise, ma sœur...
- Qu'est-ce qui lui prend à l'Onquin Mouchotte ? Qu'est-ce qu'il insinue...
- Ben j'suis pas sûr, mais comme qui dirait... Que le curé Houillon y jouerait avec votre culotte.
- Jésus-Cuit tout bouillant ! Il va m'entendre !
- Faites pas attention... Nous on jette nos ordures dans le ruisseau mais l'Onquin Mouchotte il a une bouche d’égoût, si vous voyez ce que je veux dire."


Il continua sa progression, emberlificoté dans les vignes vierges et les broussailles, défrichant les coulisses de son château intérieur. Il parvint dans ce boudoir où les moisissures dessinaient de nouveaux motifs sur les tapisseries. L'humidité avait laissé son odeur partout. Les fougères déployaient leurs ailes entre le pupitre et le fauteuil. Le Père Benoît l'y attendait, penché sur l'étude. C'était son premier sourire qui n'était pas de composition.
"Je n'en peux plus, mon père. À quoi bon se battre pour eux ?
- N'oublie pas, Marie. On peut chasser les démons des autres mais on ne viendra jamais à bout des nôtres."


La Sœur Marie-des-Eaux se réveilla à l'étroit dans un lit d'enfant. Des toiles d'araignées tendaient un voile au-dessus de sa tête. Le parquet était vermoulu jusqu'à la rupture, craqua sous ses pieds nus. Ce n'était pas la première fois qu'il se retrouvait dans son château intérieur à son corps défendant. Il décida de poursuivre le rêve lucide. Il fouilla la malle d'où montaient des germes de pommes de terre, à la recherche d'objets mémoriels qui pourraient lui en dire plus long.

Un daguerrotype usé jusqu'à la corde. Un homme et une femme, raides, mais ils se tiennent le bras, un signe d'affection. C'est écrit dessus à la main : "Avec tout notre amour. Père, mère."

Le novice avait la nausée. Des phosphènes dansaient sous ses yeux, se multipliaient et se ramifiaient comme des organismes vivants. Il fallait se réveiller ! Il se frappa le ventre et la poitrine, la douleur était présente, mais rien n'y faisait. Il se larda la main à coup d'opinel.


Quand il reprit ses esprits, il était dans la cuisine des Thiébaud. L'endroit était plus mal entretenu que jamais, ça schlinguait l'urine humaine et la crotte de chat, et les casserolles carbonisées s'accumulaient sur la cuisinière. Le temps de reconnaître leurs visages avachis, il tenta de comprendre ce qu'il était venu faire là. Oui, en savoir plus sur les cordes.

"Pouvez-vous me parler davantage de votre fils, Basile le cordelier ?
- Comment ça ? On n'a pas de fils !"

Il les regarda fixement, et la surprise céda à la révélation. Les deux pauvres vieux avaient perdu la mémoire.

Ils avaient été consommés.


Lexique :

Le lexique est maintenant centralisé dans un article mis à jour à chaque épisode.


Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1706
Total : 78633


Système d'écriture

Retrouvez ici mon système d'écriture. Je le mets à jour au fur et à mesure.


Feuilles de personnages / Objectifs des PNJ :

Voir cet article


Auteur de Millevaux.
Outsider. Énergie créative. Univers artisanaux.
Ma page Tipee.

Hors ligne

#46 14 Jan 2021 14:04

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

QUAND LES CHARRUES POUSSERONT DANS LES ARBRES

Trafic de confessions, fricot au ragondin, danse folklorique et vertige logique, voici le menu de l'épisode du jour !

(temps de lecture : 7 minutes)

Joué / écrit le 14/01/2021

Le jeu principal utilisé : pas de jeu pour cette session

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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photo : Denis Duchêne

Contenu sensible : aucun


Passage précédent :

43. Les petites misères
Mille petites anecdotes et anicroches complètent le tableau d'une nouvelle menace qui se trame. (temps de lecture : 7 mn)


L'histoire :

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Dreams of the Sylvan Elves, par Arathgoth, un mélange entre dungeon synth et fantasy folk instrumental qui vous plongera au cœur de la forêt de la Lorien.

Sortie de sa gangue de sciure et d'écorce, une tête de chouette émergeait de la bûche sous les coups de burin. Le Sybille soupira. Aux Voivres, on lui demandait des buffets, des ormoires, des chaises. Mais il préférait les menuiseries plus artistiques, il voyait la vie cachée dans les troncs et rêvait de l'en extraire. Ses récentes confections meublaient son atelier comme la calugeotte d'un entasseur, et toutes portaient des ornements qu'on ne lui avait pas demandé. Au Nono Elie qui voulait une horloge toute simple, il avait rajouté des feuilles de vigne sans espoir de se les faire payer. Au Père Domange qui avait commandé des tabourets, il leur avait mis des sabots de faune.

"Tu as bien trouvé ce que je t'avais demandé ?". La voix aigre de la Sœur Marie-des-Eaux le sortit de sa réflexion.

"Oui, regarde. Il y a de l'huile de friture, un briquet. C'est le sabre que j'ai eu le plus de mal à trouver. J'ai dû négocier dur avec l'Onquin Mouchotte pour lui acheter son épée de grognard. Qu'est-ce que tu veux faire avec tout ça ?
- Çà vaut mieux pour toi que tu n'en saches pas trop."

Et il fourra les objets dans un habresac dont il ne se séparerait plus.


"Bénissez-moi mon père, car j'ai péché.
- Onquin Mouchotte, c'est encore vous ?
- Oui, mon père, j'en ai encore besoin...
- Vous abusez.
- C'est vous qui abusez ! Je suppose que cette fois-ci vous en voudrez deux louis d'or au lieu d'un ?"

Ses doigts glissèrent les pièces à travers le vantail. Le père Houillon toucha les ongles sales et mal taillés avec une répugnance que le contact de l'or apaisa vite.

"Par Jésus-Cuit, vous m'en faites faire de belles. Bon, voilà ce que je peux vous donner. C'est une confession de la Mélie Tieutieu. Elle est seule chez elle, tranquille, elle se prépare des poirottes avec de la soupe à la graisse et oualà-t-y pas que les Deprédurand toquent à sa porte. Ils rentrent comme ça des affouages et ils sont passés faire un peu le couaroye. Et oualà qu'ils s'installent, qu'ils prennent leurs aises et bientôt c'est la neutée qui vient des bois et on y voit plus goutte dans la maison, il faut allumer une chandelle. La Mélie Tieutieu elle sent bien qu'ils prennent racine et par politesse elle va devoir leur offrir à manger."

L'Onquin Mouchotte vivait cette revoyotte avec toute l'intensité possible. Il l'habitait littéralement. Assis dans la boîte à confesse, un genre de cercueil en plus confortable, il étendit d'abord les mains et tripota les Deprédurand et la Mélie Tieutieu. Il se lèva. S'appuyant sur sa canne, il se traîna jusqu'au dessus du founet et huma l'odeur de la soupe à la graisse, laissa toute l'essence du saindoux lui écluser les narines. Il prit une patate dans sa main, appréciant la chaleur de la chair molle comme un genou de premier communiant. Il respira toutes les odeurs, les transpirations d'aisselles, les robes gorgées d'effluves de graillon, le fumé de la cheminée.

Pour finir, il s'assit sur un siège laissé vacant et prit place au milieu des convives. Il toucha les cartes de belote lancées sur la table. Il poussa un soupir d'aise expulsé de sa vieille cage thoracique, et attendit la suite.

"La Mélie Tieutieu enrage. Elle a pas de viande à leur servir. Alors elle leur sert une tisane dont elle a le secret, et comme de bien entendu, ils partent tous en file indienne à cafourette. Mais elle est pas sûr d'en être débarassés, ils seraient bien fichus de revenir, avec leurs fins museaux en quête de repas gratuits. Alors, elle sort près du ruisseau avec son battoir à tapis, et là elle trouve ce qu'elle cherche. Y'a toujours un ragondin qui vient patauger dans le ru.
On dit qu'ils sont nuisibles, mais çui-là, il va me rendre un fier service, elle se dit.
Et paf ! Elle l'assomme avec son battoir à tapis. Bon, elle a dû lui donner quelques petits coups en fait, car c'est coriace, ces beusses-là.
Et oualà qu'elle revient à la cuisine par la porte de derrière, et zip elle le depèce comme un lapin et le fourre dans la cocotte !

Elle leur a fait bouffer du ragondin, la commère !"

Le curé Houillon se tordait de rire. De l'autre côté, l'Onquin Mouchotte, les papilles encore imprégnées de cette confession achetée, fit la remarque : "Oh, on s'habituerait au goût, ma foi."

"Bon, restons sérieux une minute. Vous me direz deux Pater et trois Ave, et vous me ferez vingt genuflexions.
- C'est ça. À la revoyotte !"

Quand les deux sortirent du lavoir, ce fut pour se retrouver nez à nez avec la Sœur Marie-des-Eaux. "Vous venez vous confesser ?", lui fit le prêtre, tout empourpré.

"Je ne faisais que passer, voir si tout allait bien.
- Je suis assez grand pour prendre soin de moi-même.
- C'est ce que nous verrons. Vous avez des richesses et celà peut faire des envieux."

L'Onquin Mouchotte partit avec un ricanement.


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Palingenesis, par Nebelung, du dark folk tout en mélancolie pour une ode à la nature aux accents de sanglots.

À l'Auberge du Pont des Fées, ça dansait la soyotte à tout rompre. Les mouvements hérités des bûcherons vosgiens tiraient fort sur les bras, et les sabots battaient les percussions sur le parquet. Y'avait tout ce que le village comptait d'hommes en chemises blanches, et de femmes aux sourires rougis dans leurs camisoles à dentelle et leurs châles à franges noires. Les tabliers et les gilets en peau de vache sautaient en rythme au son de l'épinette. On fêtait les derniers semis de céréales et tout le monde espérait que la neige tombe vite pour protéger les plants du gel.

Le Curé Houillon était bien sûr de la partie, et caché dans les derniers bancs, la Sœur Marie-des-Eaux qui ne le quittait plus d'une semelle, persuadé qu'il était la clé de l'affaire en cours. Il restait dans son coin, en faction, à s’offusquer de l’abondance de nourriture. La Bernadette servait de la choucroute, avec des pommes de terre en robe des champs cuites dans un gros pot de fonte inséré dans le fourneau à quatre pots, et accompagnées de bols de fromage blanc.

Avec, elle servit de l'alcool de foin empli de souvenirs amoureux.

"Çà me rappelle l'histoire de cette homme-là qui dit à sa femme qu'il aimait bien sa choucroute. Et bien, elle lui en a servi toute la semaine ! Et bien à la fin, il l'aimait pus tant que ça, la choucroute !"

Tout le monde riait de cette énième saillie et ceux qui n'avaient rien compris où y voyaient une allusion grivoise s'esclaffaient de plus belle.

On jouait à la manille, à la belote, à la bourre, au noir-valet. Le père Vauthier proposait le Nain Jaune, et si on se mêlait à une partie avec lui, on trouvait dans le jeu une impression d'étrangeté et de soufre qui laissait une drôle de nausée dans la tête. L'ivrogne se plaît, en battant les cartes, a rappeler le conte dont est tiré ce divertissement. Une histoire de nain hideux et jaloux qui sauve une jeune fille d'un horla et exige sa main en retour. Mais celle-ci ne veut pas. Elle veut épouser un beau chasseur. Le nain capture le chasseur, et il renouvelle ses exigences, sans quoi il tuera sa victime. La jeune fille est sur le point de céder, mais le nain manque de patience, et tue le chasseur. Sa promise tue le nain jaune, et se tue ensuite. Son corps et celui du chasseur deviennent des souches dont les racines sont éternellement entrelacées. Le Père Vauthier se goussait tout en racontant. Il est des histoires qui semblent trop présentes pour être supportables.

Puisqu'on en venait à raconter des histoires, l'abbé Houillon alla de sa confidence :

"Vous avez peut-être tous connu le Mondmond..."
On acquiesça par politesse, comme tout le monde était amnésique.
"Alors vous savez qu'il rangeait jamais ses outils agricoles. Il y en avait partout dans ses champs, et ça débordait dans les champs des voisins. Ça a fini par devenir une cause de nuisance publique, et quelques jeunes de la Grande Fosse, qui étaient bien costauds, imaginèrent une farce pour lui apprendre à prendre soin de ses affaires. Pendant la neutée, ils s'en viennent en grand nombre et préparent leur coup."

Les gens sont bouche bée, ils veulent savoir ce qui s'est passé, car tout le monde a oublié cette histoire, même le Mondmond qui est de la fête.

" Le lendemain, quand le Mondmond se réveille, oualà-t-y pas qu'il est tout ébaubi : ses engins ont disparu !
Il a dû fouiller partout pour les retrouver, une faux dans un fossé, une brouette dans une ouature, et caetara.
ça lui prend la journée avec ses bœufs de récupérer son matériel partout dans les Voivres. Mais il restait le bouquet final !

Il arrive sur la place du village, et demande aux jeunes s'ils ont pas vu sa charrue.

Ben, lève les yeux, ils lui font. Ils avaient perché la charrue dans le chêne de la place du village !"

Et alors que tout le monde éclate de rire, la Sœur Marie-des-Eaux croit voir des planeurs noirs se poser sur la charrue.

Des corbeaux.


Lexique :

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Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1700
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#47 21 Jan 2021 11:41

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

L'AMOUR VACHE

Un dernier train d'anecdotes pastorales avant une chute brutale.

(temps de lecture : 8 minutes)

Joué / écrit le 21/01/21

Le jeu principal utilisé : Nervure, un jeu de cartes et de rôle pour explorer la forêt de Millevaux, par Thomas Munier

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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sapin88, cc-by-sa

Contenu sensible : zoophilie, feu


Passage précédent :

44. Quand les charrues pousseront dans les arbres
Trafic de confessions, fricot au ragondin, danse folklorique et vertige logique, voici le menu de l'épisode du jour ! (temps de lecture : 7 mn)

L'histoire :

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The Song of a Long Forgotten Ghost, par Mortiis, un classique du dungeon synth, long morceau de bravoure solennel et médiéval.

La bise soufflait dans les jouets à vent. Leur tintement était le seul bruit à demeurer près des yourtes de Champo, depuis si peu à l'abandon, et déjà colonisées par les rampinottes et les saxifrages.

La Sœur Marie-des-Eaux, plus maigre et borgne encore qu'à l'accoutumée, priait pour la mémoire de son ami. Il salivait pour préserver dans son palais le goût de l'oublie, qui restait sa seule nourriture.
Il vit un oiseau noir se poser à terre, becquetter un peu de mouron, puis s'engager à petits seaux dans une coulée. Le novice y vit forcément un signe et le suivit. Il écarta les branches nues qui lui barraient le passage et voulaient l'enserrer, il franchit le Ru Migaille qui n'avait plus que la peau sur les eaux, et c'est ainsi qu'il atteignit le cercle de sorcières. Il y avait là une jeune femme qui finissait de s'habiller, son corps comme un fruit chargé de tatouages sarcomantiques, autant de boursouflures sur sa peau qui ne faisaient que lui donner plus de sens. Elle ajusta sa tunique sans l'ombre d'une gêne, se sachant d'un autre monde. La Sœur Marie-des-Eaux fixa ces yeux où brillaient des bijoux de cornée et ce visage sillonné d'anneaux, cherchant à lire la vérité qui s'y dérobait, reconnaissant la femme qui leur avait ouvert le seuil, au Pont des Fées.

"Il était temps que je te retrouve, Marie.
- Qu'est-ce que vous me voulez ?
- Comme je te l'ai dit, je connaissais bien Euphrasie."

La seule évocation de ce nom figea le novice, comme un rappel de la malemort qui avait habité son corps.

"Je sais qu'elle a disparu lors de votre expédition à Xertigny. Je voulais juste que tu me parles d'elle."


Le novice lui prit la main et ensemble, entrèrent dans son château intérieur. Foulant les gravas et la crasse, ils parcoururent les antichambres et les cagibis, les vieux clapiers vides où rancissait l'odeur de vie, les baugeottes éventrées d'existences révolues. Ils descendirent dans les caves de l'oubli, frôlés par les vignes vierges, au fond du passé déjà suri que des mains sans gras fouillent, et c'est là, à la lueur vacillante du candélabre, qu'il lui montra Euphrasie, qu'il la toucha, qu'ils remontèrent ensemble les forlonges du destin, pour raviver celle qu'ils avaient connus,

Euphrasie

Euphrasie

Euphrasie



À l'autre bout du village, au Château de Paille, ça coupait à qui mieux mieux. Les Frères Fournier ne lâchaient plus leur scie à cadre depuis que les semis étaient terminés. Gagner, gagner de la terre sur cette maudite forêt, c'était l'obsession qui dégoulinait dans leur sueur et leur faisait oublier le froid d'un hiver qui s'annonçait piquant. Ils étaient en bras de chemise, rouges comme des forges, et que ça limait, et que ça limait, les pieds calés sur les contreforts racinaires, attaquant un orme vénérable comme on entre en coït.

Et quand enfin la beusse tomba de toute sa masse, ce fut pour lâcher une volée de choucas pris dans ses pattes crochues.

"C'est pas bon signe, ça. Les chasseurs ont beau en tirer, il en revient toujours plus."

Leurs cris avaient des accents de ricanement.


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Œuvres complètes, par Erik Satie : le coton fait piano, l'humour et la fantaisie faite beauté, la tristesse faite murmure.

"Bénissez-moi, mon Père, car j'ai péché."
" Vauthier ? ça fait des siècles que je t'ai pas entendu dans mon cagibi.
- C'est que... j'ai des problèmes.
- Quel genre de problème ? Tu peux tout me dire, c'est garanti par le secret de la confession."

Un gros louis d'or apparaissait dans le champ de vision du Père Houillon, sans qu'il parvienne à s'en débarasser la rétine.

" C'est compliqué...
- Parle sans crainte, le Seigneur Vieux t'écoute sans te juger.
- Ben disons que je voudrais plus m'adresser au médecin qu'au prêtre... Après tout, c'est vous qui faites les pansements et qui soignez les bêtes, en plus de faire pâturer nos âmes.
- Qu'est-ce que vous voulez dire...
- Ah, vingt bois... Ben, que vous seriez bien bon de me rejoindre de l'autre côté de la boîte, avec une bougie pour vous éclairer. J'aurais comme qui dirait besoin que vous m'examiniez."

Quelques minutes plus tard, l'abbé Houillon passait dans le presbytère, empourpré comme une première communiante, en tirant le Père Vauthier par la main, qui retenait son pantalon de tomber.

"J'ai besoin de lumière pour voir ce que vous avez !", fulmina le prêtre.
"Mais votre bâbette si elle voit mon..."
"Germinie, vous avez pas du linge à étendre ? Allez, filez !"

Une fois dans le calme de la sacristie, l'abbé rechaussa ses lorgnons et poursuivit son observation, en claquant la langue à la mode vétérinaire.
"M'sieur le curé, dites-moi ce que j'ai, pitié, je souffre...
- Mais par l'Esprit-Chou, vous avez la gonorrhée !
- Ah merdre alors.
- Vauthier, vous avez trompé votre femme !
- Ah non, j'vous jure, j'ai pas péché...
- Vous allez pas me faire croire que vous êtes la Vierge Marie ! L'immaculée infection !
- Non, j'veux dire, oui c'est vrai, j'ai triqué, mais c'était pas pécher.
- Mais nom de Vieux de nom de Vieux, comment voulez-vous...
- Ben, c'est la Blanchotte...
- C'est qui la Blanchotte ?
- La vache des Peutot... Une belle vosgienne, avec toutes ses p'tites taches su' l'dos, on dirait du lait sur un uniforme de bonne sœur...
- Oh, épargnez vos blasphèmes !
- Bon, ben c'est l'autre jour, j'l'ai trouvée... Elle avait fourré son nez dans un arbre creux, p't'être qu'elle y cherchait une douceur... La tête est restée coincée... Elle était là, à gigoter, à tendre sa croupe...
-  Ne me dites pas que...
- Ben si..."


La Germinie Colnot était dehors dans le grand froid, étendant le linge d'une main et tendant l'oreille de l'autre, quand elle vit le père Vauthier courir hors du presbytère à toutes jambes, et derrière lui l'abbé Houillon lui lancer des coupes et des encensoirs à la tête : "Allez-vous en d'ici ! Histrion ! Blasphémateur ! Sauvage ! "

" Ah, j'vous jure, Germinie, ils vont me faire tourner en bourrique ! En bourrique ! "


C'est ainsi que la vie poursuivait son cours aux Voivres, les uns absorbés dans les affaires courantes, les autres inquiets de plus grandes menaces, comme la Sœur Marie-des-Eaux, qui voyait de la diablerie partout.

Ce qui faisait grand bruit, c'est l'Urbain Pelletier, le plus pince de tous les vieux du village, un gars qui toute sa vie avait compté les sous sur les quelques doigts qui lui restaient. Il avait un commerce d'horticulture et ça se disait partout qu'il devait avoir amassé une sacrée goyotte, depuis le temps, vu qu'il vendait ses fleurs au prix fort et qu'il achetait rien, et même qu'il glanait les sombres de pommes de terre dans les champs des autres comme un crève-la-faim. Et bien, il a suffi d'une nuit absent de chez lui, alité chez sa fille après une mauvaise chute. Quand il eut rentré, la baraque était sans dessus dessous. On lui avait volé tous ses objets mémoriels ! Des lanternes, des images d'Epinal, des carnets, des daguerrotypes, des obus gravés, des mégots de cigarette, des camés, des cahiers d'écoliers, des crucifix de première communion, des dents de laits dans leur petit réceptacle en porcelaine, des lettres du front, et j'en passe. Une vraie fortune. Les économies de toute une vie, envolées. On murmurait que l'Onquin Mouchotte, soupçonné de bien de trafic sans jamais être pris la main dans le sac, était derrière tout ça. Çà jasait dur au lavoir.

Cela n'empêcha pas le curé Houillon de continuer à le recevoir pour ses désormais traditionnels gueuletons. Le vieil antiquaire ne se faisait pas prier, d'une parce que la sacristine faisait toujours un bon fricot, de deux parce qu'on ne refuse pas les souvenirs gratuits dont le prêtre, décidément invulnérable à l'oubli, était prolixe. Le curé, de son côté, cherchait juste un auditoire, ça lui faisait son propre confessionnal à ciel ouvert où il pouvait couarer, couarer tout son soûl.

"La Germinie, tu vas descendre à la cave pour nous chercher du vin à la reine des prés. Et pendant que tu tireras le vin, tu siffleras.
- Et pourquoi je dois siffler, mon père ?, fit-elle comme une poule devant un couteau.
- Ben, parce que pendant que tu siffles... tu peux pas boire !"

Le curé se tenait les côtes en s'esclaffant, et l'Onquin Mouchotte ricassait pour donner le change.

Pendant qu'elle était en bas à siffler, le curé se confia à l'aveugle :
"Paraît que je devrais me faire du souci. Que je serais en danger. C'est la Sœur Marie-des-Eaux qui dit ça. Il espionne tous mes faits et gestes. Il veut me suivre dans tous mes déplacements et même que je les restreigner. Si je l'écoutais, j'irais même plus donner les saints sacrements aux vieux dans leurs grabats ! Elle dit aussi que je devrais arrêter de raconter des anecdotes à la cantonade.
- Méfiez-vous d'elle. Lé conseyou n’on mi lé peyou. Cette bonne sœur, c'est un animal déguisé en madone."


"Mon père, v'nez ouar ! J'ai un problème !
- Qu'est-ce qu'elle fait encore celle-là ? J'vous jure, elle est adroite de ses mains comme un cochon d'sa queue !"

Le prêtre descendit les escaliers en dandinant. Il avait pris du poids depuis les bons soins de sa bâbette.

Il ne vit pas le piège tendu sous ses pieds à mis-hauteur et se prit une saprée quiche à travers les marches restantes !

Il était aplati sur les dalles de la cave et au-dessus de lui, la Germinie se tortillait en margolant : "Chuis désolée, m'sieur le curé, elles m'ont dit de le faire..."

Son corps se met à trembler comme de la gelée. Et oualà-t-y pas que des serpents tressés sortaient de sous sa robe en glissant. Et que ça se déroule, que ça se déroule, des mètres et des mètres de cordes, et la bâbette perdait du tour de taille à vue d'œil.

"J'aurais dû m'en douter qu'elles se cachaient là...", siffla-t-on depuis le rez-de-chaussée.

Et les cordes s'enroulaient autour du curé, et déjà lui rentraient dans la bouche et les oreilles.

La Sœur Marie-des-Eaux dévala l'escalier en évitant la corde tendue au milieu.

"C'est de ça qu'elles se nourrissent ! De la mémoire ! Elles vont tout lui sucer !"

Et le prêtre bouâlait comme pas possible, visiblement l'opération n'avait rien d'inoffensif.

Le novice ouvrit son habresac et reproduit les gestes longtemps répétés.

Jeter l'huile de friture sur les cordes !

Y allumer le feu !

Couper les cordes à coup de sabre !

Mais ça ne se passa pas comme prévu. Le novice avait envisagé un combat en milieu aéré. Pas au fond d'une cave avec des tonneaux de bois.

Quand les flammes grimpèrent en hurlant jusqu'au plafond, il comprit que les cordes avaient été vaincues.

Il comprit aussi que tout le monde allait le détester au village, n'en déplaise à son ardente recherche du bien commun.

Car quand on remonta le père Houillon et la Germinie Colnot de la cave, ils avaient plus l'air de kémotes cuites sous la braise que d'êtres humains.


Lexique :

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Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 2028
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#48 28 Jan 2021 11:35

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

ÉTRANGE VÔGE

Quand tout ce qu’il y a de plus bizarre au village se déchaîne.

(temps de lecture : 8 minutes)

Joué / écrit le 28/01/2021

Le jeu principal utilisé : Nervure, un jeu de cartes et de rôle pour explorer la forêt de Millevaux, par Thomas Munier

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

Avertissement : contenu sensible (voir détail après l’image)

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Jérôme Bosch, domaine public

Contenu sensible : zoophilie explicite


Passage précédent :

45. L’amour vache
Un dernier train d'anecdotes pastorales avant une chute brutale. (temps de lecture : 8 minutes)

L'histoire :

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Métal, par Dark Sanctuary, du métal orchestral et gothique avec un chant féminin d’opéra pour une épopée forestière poignante.

Les processionnaires foulaient aux pieds les cocottes de pin qui jonchaient. L'air était imprégné d'ondes lourdes que le vent charriait en vagues d'une froideur à faire tourner en sorbet le sang des poivrots. C'était ce climat étrange qui ravive la mémoire et qui peuple les regards de visions du passé.

La Sœur Marie-des-Eaux n'en revenait pas de ce qu'il était en train de faire. Il célébrait les funérailles des deux personnes dont il avait causé la mort. Les gens du village l'écoutaient et faisaient procession, parce que dorénavant, une nonne tueuse pour célébrer la messe, c'était le faute-de-mieux. Le maire Fréchin passa devant lui et lui jeta cet œil qui veut dire "on se comprend".

Le novice était encore chamboulé par les deux revoyottes qu'il avait vécu. Elles confirmaient qu'il avait causé leur mort, comme une sorte de juge métaphysique et impartial.

Le souvenir du curé Houillon, c'était même pas vraiment le sien, mais un souvenir qu'il avait volé. Lui qu'en avait tant ! C'était une confession du fils Domange, mais faut dire que celle-là, elle était gratinée, pas étonnant que ça ait marqué la caboche de l'abbé au fer rouge.

Tout en récitant les prières au sein de la marche funèbre, le novice voyait le souvenir s'imprégner dans la scène. Elle voit le fils Domange suivre le cortège, il est là sans être là (surtout que le vrai est à l'intérieur du cortège), il est aux aguets, ça se passe peu après qu'il ait trahi la Mère Truie. Et elle sort des fourrés.

"Grrrruikkkk... C'est moi que tu cherches ?"

Le jeune paysan saute comme un beau diable.

"Ah ! C'est toi, Mère Truie...
- Je crois que tu m'as vendu aux curetons. Résultat, on a eu quelques problèmes avec eux...
- Non, c'est pas vrai ! Je te jure, maman truie !"

L'animal le renverse et lui monte dessus. Le fils Domange, qu'est habitué à la puanteur, a franchement du mal à soutenir l'odeur fauve qui le submerge. Elle colle son groin contre son nez.

"T'as quand même pas voulu qu'on fasse du mal à Maman ?
- Non, maman, non jamais, non maman, je t'aime..."

Le novice trébucha dans ses répons, craignant à l'avance ce qui allait se passer, rassemblant tous ses esprits pour chasser la vision, sans succès.

"Y'a intérêt que tu m'aimes, mon fillot..."
Elle sort sa langue, immense, et lèche le greugnot du fils Domange. Elle lui ouvre la bouche avec son appendice, et le lui plonge en travers de la gorge. Il est d'abord écœuré et réprime à grand-peine un vomissement, puis, comme à chaque fois, il se laisse emporter. Il suce la langue de la suidée, il sent contre ses gencives les dents crottées de la beusse, immenses et qui pourraient lui croquer la tête entière. Ses tétines dures se frottent contre sa poitrine et son bassin.
"Donne-moi ce que je veux, et on sera quitte !"
Le fils Domange sent encore confusément qu'il s'apprête à se vautrer dans la contre-nature, mais il n'est plus maître de lui. Déjà dans son pantalon, c'est dur comme un maillet.
Elle le défroque de ses pattes arrières, lui éraflant les cuisses au passage. La douleur le rapproche encore plus violemment de l'instant. Elle frotte les plis de sa large vulve contre son tronc, elle le cherche, et elle le trouve, elle l'enfouit dans les replis tire-bouchonnés de sa chair intime, elle se sert de lui, de plus en plus vite, oubliant son propre poids et lui fracturant presque les côtes et le bassin, elle grogne d'aise puis son couinement descend dans les graves à mesure qu'elle extrait la sève du jeune.

Puis elle se roule sur le côté, repue, laissant son amant, pantelant et honteux.

"Tu fais le bon choix. Vous les humains, vous y viendrez tous. Vous viendrez tous à maman truie, et la nouvelle race en naîtra. Iä ! Iä ! Gruiiiiiiiiiiiiikkkkkk...."

"Ça ne va pas, Marie ? Ça fait cinq minutes que vous ne chantez plus et vous êtes blanc comme une fesse., demanda la Jacqueline.
- Non, ça va pas. Ça va pas du tout."


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Cast of Mind, par Kali Malone. Un drone extatique, un orgue endormi qui vous rêve à travers des tunnels de branchages interminables.

La Sœur Marie-des-Eaux passait de plus en plus de temps dans la forêt, par besoin de fuir ses contemporains, et de se fuir lui-même. L'ermitage le tentait. Il tâchait de s'abîmer dans le recueillement, mais il y avait toujours quelque chose pour le distraire.

Cette fois, ce fut cet arbre grêle, avec ses bras et ses genoux tout en os, son écorce prépubère. Le novice le caressa, pressa son visage contre le tronc. Il fouilla de ses doigts dans les blessures des branches, sentit contre son corps l'irrégularité des tumeurs. Il perdait le sens de l'équilibre et sa tête lui tournait.

Il recula pour se soustraire à cette langueur. Ses sabots s'enfonçaient dans le lit putride des feuilles mortes.

Cet arbre. Il lui était semblable de corps. Cette même frêlure dure au mal. Cette même maigreur érotique.

"Où est-ce que je suis, vingt bois ?"

Il courut à travers les sommières, se heurtant dans les gaulis, s'emberlificotant dans les rampinottes, pataugeant dans les fondrières.

Il était perdu !

Les retombées résiduelles des mémo-ondes lui vrillaient encore le crâne. Il avait mal partout où il s'était cogné, et les vieilles blessures physiques et mentales se rouvraient de toutes parts.

Il aperçut la Madone à la Kalach, émergeant d'un hallier.

Elle le fixait avec son visage de porcelaine, et répétait cette sentence mémomancienne qu'il l'avait si souvent entendu lui marteler :

"Savoure chaque souffrance, car c’est tout ce qui reste de ton identité."

Il courut pour la prendre dans ses bras. Et se prit une quiche contre le tronc d'un sapin !

Le novice perdait totalement pied.

Il tituba dans une direction au hasard, les cimes tournaient au-dessus de sa tête, il y a avait des bruits, peut-être des oiseaux de proies, peut-être des larsens...

Il roula dans un talus traîteusement tapi derrière un buisson. Les racines d'un chêne rouvre stoppèrent sa chute de la plus rude des façons.

Il se redressa du mieux qu'il put, se laissa glisser sur ce qui restait de pente, sa robe retroussée. On entendait la rumeur d'un torrent, mais ça venait du ciel. Une fuite de gibier, mais le son venait du sol. Des tapis de feuilles mortes s'étalaient sur le tronc des arbres. Des taupes sortaient des nids d'écureuil. Le novice étendit le bras, et tomba. Il comprit à son corps défendant que la gravité ici avait perdu tout son sens. L'humus se repliait en spirale de telle sorte que la terre et le ciel se succédaient dans l'espace et que les arbres poussaient dans tous les sens.

"Où est-ce que je suis, Jésus-Cuit tout bouillant, où est-ce que je suis ?"


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In a dark tongue, par Harvestman, un manifeste space folk et psyché-drone, aboutissement extra-dimensionnel d’un rituel forestier.

C'est alors qu'il arriva.

D'abord par petites touches entraperçues au détour d'une spirale, puis tout près, puis très éloigné, et enfin là.

Le chariot, ou plutôt juste une caloubrette d'indigent, tiré par deux sangliers.

Et dessus, transporté comme un sac à patates, une personne vêtues de haillons jaunis par la crasse, avec une baugeotte sur la tête qui lui faisait un casque en osier et lui masquait le visage.

"Qui êtes-vous ?
- Tu peux m'appeler le Roi en Jaune.
- Alors, rectification, qu'est-ce que vous êtes ?
- Hé hé... Le monde s'est rétréci, tu sais, ma sœur. Il est maintenant plus facile encore d'y attrapper des dieux que des perdreaux de l'année.
- Cesse de blasphémer. Il n'y a qu'un dieu.
- Oui, et il est... Oh, et puis si tu veux. Disons alors que je suis... une entité. Comme tu en as croisé d'autres.
- Pourquoi viens-tu me tourmenter ? Ne sais-tu pas que je suis un exorciste ?
- Oui, je t'ai vu à l'œuvre... Je t'ai suivi parce que tu es emberlificotée dans les racines du destin. On te voit comme un moucheron dans une toile, impossible de te rater. Disons que je viens t'apporter... Un présent.
- Que pourrais-je recevoir de toi ? Je n'ai plus rien à perdre et plus rien à gagner.
- Que dirais-tu de... la vérité ? Percer le voile qui couvre tous ces mystères...
- Pourquoi me ferais-tu ce présent ?
- Oh, en échange de... si peu de chose ! Ta raison me suffira.
- Si c'est ma raison que tu cherches en obole, alors passe ton chemin avec ton équipage, voyageur du néant. Je l'ai déjà perdue.
- Entendu. Passe le bonjour à Vauthier. Il me sert bien.
- Personne ne te sert. Tu n'existes pas.
- Il est plus facile de me servir que de croire en moi."

Ce fut impossible à expliquer comment la Sœur Marie-des-Eaux revint au village. Il avait l'impression d'avoir franchi un ru et... le voilà qui était rendu à l'Auberge du Pont des Fées.

Il se dit qu'il était venu renre visite à la sœur Jacqueline.

"Tiens, il n'est pas au bistrot, le père Vauthier, pour une fois ?, s'enquit-il auprès de la Bernadette.
- Il n'est plus là. Il a bu trop de liqueur d’oubli. Va, il est heureux maintenant.
- Alors, sers-moi en un."

La cuisinière fit ce qu'elle faisait d'habitude dans ces cas-là. Ne pas poser de questions.


En incrustation dans le bistrot, le novice voyait la Germinie Colnot, qui le fixait avec insistance. C'était ça, la revoyotte qui avait suivi sa mort. C'était un souvenir brûlant, comme une marque d'acide, Marie sentait sa peau cloquer et sa gorge suffoquer alors qu'il n'y avait ni feu ni fumée. La Germinie essayait de lui passer un message, et ça se faisait sans mot, juste par la douleur. Elle n'avait pas vraiment choisi d'être au service des cordes. C'était juste une fille simple qui toute sa vie avait fait ce qu'on lui avait demandé. Alors quand les cordes lui ont demandé, quand elles lui ont promis, une bonne place chez le curé, en échange de quelques menus service, rien, les porter, chercher des objets mémoriels, suivre quelques ordres rares, comment refuser. Son regard dardait sur le novice, lourd de "À quoi bon ?"

Le novice voulut les écarter, ses yeux accusateurs, et il écarta des branches. Le souvenir, et le bistrot avec lui, se faisait cerner par les pousses et les friches. Des lichens gonflaient à vue d'œil sur le comptoir, jusqu'à éclater en bulles grotesques, d'où s'échappaient des tiges et des cotylédons. Les ronces écartaient les fissures du plafonds et se laissaient couler jusqu'à ses épaules. Il reprit une grande rasade de goutte. La puissance de la mirabelle fermentée lui explosa en bouche et dans les tempes. Mais ça fonctionnait. Des arborescences se déployaient entre les tables, des stolons renversaient les verres. Les vitres éclatèrent sous la pression de la végétation. Une marée verte grouillait à ses chevilles. On ne voyait plus que les mains de la bâbette, tendues et contenues par les rhizomes. Et puis tout se couvrit de feuilles et c'en fut fini.



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#49 04 Feb 2021 11:46

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

LES CHOSES INTIMES

L'introspection, les êtres et les sentiments qui couvent comme des pommes de terre sous la braise.

(temps de lecture :  6 minutes)

Joué / écrit le 04/02/2021

Le jeu principal utilisé : pas de jeu pour cette session

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

Le projet : Dans le mufle des Vosges, un roman-feuilleton Millevaux et une expédition d’exorcisme dans le terroir de l’apocalypse

Précision : ces feuilletons sont des premiers jets, donc beaucoup de coquilles demeurent. Merci pour votre compréhension.

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Olive Titus, domaine public

Contenu sensible : zoophilie, violence sur animaux


Passage précédent :

46. Étrange Vôge
Quand tout ce qu’il y a de plus bizarre au village se déchaîne. (temps de lecture : 8 minutes)


L'histoire :

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S/T, par Myrkur, du black métal avec un chant féminin cristallin et nordique, une élégie qui souffle le froid et la glace.

Les mains jointes à s'en faire mal.

Les doigts tremblant.

Les bras qui flanchent.

Les genoux fléchis sur le dallage glacé.

Les dents qui claquent.

La mâchoire serrée.

Des sueurs froides sous la coiffe.

Impossible.

La Sœur Marie-des-Eaux n'arrivait plus à prier.

Agenouillée devant l'autel de la Chapelotte, elle enrageait de cette incapacité, de cette invalidité spirituelle en pleine montée.

"Notre Dame de Bonne-Espérance... Notre Dame de Bonne-Espérance....

Oh et puis merdre."

Alors, il en était donc rendu là. L'acédie. Le péché de la tristesse et de la désolation spirituelle.

Il cherchait en lui, dans ses tripailles même le souffle de foi qui lui restait, la dernière envie de se battre, la dernière ressource, l'ultime cause.

Mais il n'y avait que les tréfonds de la faim et plus rien d'autre entre ses côtes.

Avec l'ascèse du corps et la chape du malheur, il n'y avait plus de place en lui pour la piété.


Il sent une fleurance familière. Le temps de retourner la tête, il est déjà ailleurs. Le voilà de nouveau dans son château intérieur contre son gré, au milieu des chandeliers dégoulinant de cire et des bahuts défoncés par le poids des souvenirs.

L'odeur des plumes mouillées

Une ombre s'avançait à travers les rideaux de toiles d'araignée. Une silhouette à trois têtes.

Trois têtes de belettes.

"Prescience !"

Déjà il est dans ses bras, le novice, alors redevenu l'enfant-soldat, se tapit dans le fouillis des rémiges de son amant.

Prescience ne dit rien, Marie sent juste qu'il a accès à la totalité de son esprit, conscient, comme oublié, et donc les mots sont inutiles.

"Avant Euphrasie, tu es la seule personne que j'ai aimé, Prescience... Alors pourquoi j'ai fait ça, pourquoi j'ai fait ce qui t'a perdu ?"

Les têtes de belette se penchent sur lui, ses greniots lui frôlent le visage. Par des hochements, il lui fait comprendre qu'il ne pouvait pas savoir, ou que c'était le destin.

"Pourquoi a-t-il fallu que nos deux mondes soient à ce point incompatibles ? Pourquoi a-t-il fallu que je t'embrasse ?"

Il voit le noir de ses yeux, humides et expressifs à s'y noyer.

Et à nouveau, il n'y tient plus. Il s'accroche à ses épaules, et il colle ses lèvres contre une tête du horla, sa langue cherche celle de la belette, glisse sur les crocs et les babines, il sent le souffle musqué et s'en enivre, et enfin la langue animal répond et s'anime sous la sienne. Il sent les pattes et les ailes du horla le serrer très fort, et ça y est !

Ils retournent à Douaumont.

La bise ventile à toutes forces et les entoure en spirales. Les arbres crevés de shrapnels sont de retour et les détonations tout autour.

Mais ce n'est pas les tirs qui ont tué Prescience.

C'est le contact intime et profond avec un humain, c'est le choc des deux mondes.

La langue de Prescience s'arrête en même temps que son cœur, et dans les bras de Marie, soudain il pèse des tonnes. L'enfant-soldat, sa mitraillette en bandoulière, pleure et crie à tout rompre en portant le cadavre du horla.


La Sœur Marie-des-Eaux s'est surpris à reproduire ce même cri de toute la violence de ses poumons anorexiques.

Elle est maintenant sur un balcon de son château intérieur, perclus de lierre et de rampinottes. Il n'a pas un regard sur les contours du château, c'est une vision pour laquelle il n'est pas encore prêt.

Déjà ses yeux ont fort à faire à parcourir le paysage de forêt hercynienne portée par les montagnes vosgiennes rondes comme des ballons, et s'écroulant dans les ravins.

Il tremble de tout son long, et se retient à s'en faire péter les phalanges pour ne pas tomber par-dessus la balustrade. L'acédie, la culpabilité et le chagrin le disputent à la peur.

Car ces forêts aux teintes obscures qui s'étalent au pied de son château intérieur ressemblent beaucoup trop aux forêts limbiques.

Et aussi parce que le novice pressent, traversant le monde en une immense lame de fond, la venue d'un désastre qui va balayer tout ce qui a précédé.


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Nektyr, par Demen, un chef-d’œuvre de la doom pop où une voix féminine éthérée parcourt des étendues de ruines à la beauté et à la solitude sans pareille, servis par une musique aussi caverneuse que majestueuse.

En comparaison avec la froidure des bois et son gel intérieur, la chaleur qui règne à l'Auberge du Pont des Fées est obscène. La Sœur Marie-des-Eaux y trouva la Sœur Jacqueline, comme d'habitude, assise sur un tabouret, fixant la Bernadette affairée aux marmites, avec une bouche fixe où s'ébauchait presque un sourire, et des yeux en ronds de soucoupes.

"Vous avez pris du poids, Jacqueline", fit le novice pour simuler une conversation.
Il mit sa main sur le ventre tendu sous sa tenuque de religieuse. L'abdomen avait la dureté et l'élasticité d'un tambour.
"Par l'Esprit-Chou... Vous n'avez pas grossi... Vous êtes enceinte."

La Bernadette leva la tête de ses fourneaux.



L'Ernest Peutot était dans sa ferme, au milieu des effluves de bouse et de lait qui faisaient son ordinaire rassurant.

"Loulou ? T'es là ?" Il appela d'un claquement de langue.

Il trouva ce qu'il cherchait caché dans la tiédeur des bottes de paille. Un veau de quelques semaines, encore frêle sur ses pattes, se redressait à l'approche du paysan, il approcha sa tête de lui, le fixa de ses beaux yeux sans volonté, puis lui lécha les doigts.

L'Ernest était là pour lui donner le biberon, mais il faisait toujours durer un peu le rituel. La pitance devait se gagner par quelques caresses et coups de mufle.

Puis il cédait, lui fourrait la goulotte dans la bouche, et le bébé têtait par à-coups pressés, tandis que l'Ernest se remémorait tout ce qu'ils avaient vécu ensemble. La mise-bas difficile, lui tirant des heures sur la vêleuse à s'en déchirer les muscles, c'est pendant le travail qu'il lui avait trouvé son nom et il l'appelait : "Loulou ! Allez viens Loulou, vingt ras !". L'animal trop frêle pour marcher et même pour têter la mère, si bien qu'il lui donna le biberon aussitôt.
Il se revit l'amenant dans sa brouette, et le veau en tomber, et les gamins éclatés de rire à la vue de la quiche qu'il s'était prise !
Il revit les semaines passées ensemble, remplaçant la maman qui était retournée dans le troupeau pour se faire traire, l'animal qui reconnaît sa voix ou le bruit de ses sabots, qui cherche des doigts à lécher, qui le bouscule dans sa précipitation, et lui qui joue avec lui, ils roulent tous les deux dans la paille...

Mais aujourd'hui, même si Loulou l'ignorait, le lait avait un goût amer.

Car il était temps pour Loulou.

Une vision l'assaillit un instant. La tête de Loulou qu'il va récupérer. Sa femme à la cuisine.

Ça tapa à l'entrée de la ferme.

L'Ernest sursauta comme si le diable lui avait sauté dans le calbute.

C'était le Fréchin avec son couteau.

"Alors, tu m'as fait dire qu'y'en avait un de mûr ?"

Loulou délaissa le biberon tari et tituba vers le nouveau-venu, comme à son habitude curieux de tout.

Et l'Ernest resta les genoux à terre, il regarda Loulou partir vers son destin.


Lexique :

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Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1355
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#50 11 Feb 2021 11:37

Thomas Munier
un jeu par mois, tranquille
Inscription : 05 Feb 2008

Re : Dans le mufle des Vosges : un roman-feuilleton Millevaux

LE CARREFOUR DE L'ENFANT ROLLO

Les peines toutes simples sont les plus lourdes à porter.

(temps de lecture : 7 minutes)

Joué / écrit le 11/02/21

Le jeu principal utilisé : pas de jeu pour cette session

N.B. : Les personnages et les faits sont fictifs.

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Christen Dalsgaard, domaine public

Contenu sensible : mort d'enfant


Passage précédent :

47. Les choses intimes
L'introspection, les êtres et les sentiments qui couvent comme des pommes de terre sous la braise. (temps de lecture :  6 minutes)


L'histoire :

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II, par Toundra, post-rock épique et forestier.

"Vous étiez censée veiller sur elle !"

La SÅ“ur Marie des Eaux plaqua la Bernadette contre le mur de sa cuisine, renversant assiettes et casseroles !

"Comment se fait-il qu'elle soit enceinte ! Vous avez laissé un de vos poivrots...
- Non ! Non ! Non !
- Alors quoi ?"

"Aucun homme ne l'a touchée, je vous le jure ! Cet enfant qu'elle attend... C'est notre enfant.
- Vous vous foutez de ma gueule ?
- Non, non, je vous le jure, par l'Esprit-Chou... Vous savez qui je suis. Je peux tout. L'amour peut tout."

Le novice l'empoigna par le licol et lui glissa son opinel sous le cou.

"Quelle diablerie as-tu faite, sale sorcière !
- Calmez-vous, Marie, je vous en prie. Nous... Nous ne sommes pas ennemies. J'ai voulu vous aider, et j'aurais continué à le faire si Jacqueline n'avais pas refusé mon assistance. Je regrette juste d'avoir employé la magie pour la séduire. Car je n'en aurais pas eu besoin, en fin de compte. Je sais que tout ça heurte vos convictions, mais je vous demande de réfléchir un instant où vos convictions vous ont mené. Sont-elles bien les vôtres d'ailleurs, ou des pensées qu'on vous a inculquées de force ? Il existe d'autres réalités. Laissez-moi être votre amie...
- Epargne-moi ton baratin !"

Il le lâcha et la laissa s'affaler sur le carrelage, puis se barra en claquant la porte.


À la Tranchée, les frères Fournier contemplaient les champs de blés semés tout autour de leur ferme, dans la glèbe patiemment arrachée à la forêt.

Ils pognaient la terre dure des premiers givres. Ils tremblaient pour leurs germes.

"Vingt rats, faut que la neige arrive pour les tenir au chaud... Faut qu'elle arrive, vingt rats..."


Sous les coups de pieds du novice, les champignons gelés éclataient en cristaux. Les rendez-vous avec Augure derrière la yourte de Champo étaient devenus une habitude. Il n'avait plus qu'elle à qui parler. Alors qu'il se confiait à l'étrangère, son souffle se ramifiait en frondaisons blanches sous l'effet du froid.

"Je suis en proie à tous les doutes, Augure... Je ne relis plus mon carnet, et je ne le tiens plus à jour. J'essaie de prier, mais le Vieux n’entend pas nos prières... Il a perdu contact avec nous. L'Euphrasie m'a révélé des choses sur mon passé, mais je ne veux pas la croire. Elle prétend que j'ai eu une enfance normale et que j'ai rejoint le cloître de mon plein gré. Pourtant, le passé que je me serais inventée d'après elle, il a l'air tellement plus vivant... Toute cette série de catastrophe, la mort de mon frère Raymond à cause de la rougeole, l'engin agricole qui s'est renversé sur moi, puis ma vie d'enfant-soldat auprès de la Madone à la Kalach, ma rencontre avec Prescience, la mort de la Madone et mon enrôlement de force chez les nonnes..."

Augure l'avait écouté tout du long. Il s'approcha. Marie reconnut une odeur qui s'échappait de son haleine. Celle de plumes mouillées. Augure essaya de l'embrasser.

Mais le novice recula.

"Vous n'êtes pas Euphrasie."


"Allez, cette fois-ci, j'y arrive."

La Sœur Joseph, cramponnée à son bâton, était enfin parvenue à la grand'rue. Elle parcourut les maisons du regard, toutes débordées par les arbres derrière, et enfin elle dénicha une proie.

Le Fleurance Jacopin était accroupi dans un fossé, en train de fouiner dans un terrier avec une branche.

"Toi, viens-là ! En route pour l'école !"

Il se tourna vers elle, et son regard avait la même férocité que celle des chats harets qui rôdaient autour des fermes. Il se redressa et d'un bond fut hors de sa cache.

La religieuse lui fit la course à l'échalotte, toute empêtrée dans ses robes, criant et jurant, mais le môme fut vite absorbé par les fourrés et malgré la nudité hivernale des couverts, il était déjà perdu de vue.

La Sœur Joseph baissa la tête et les bras. Elle avait encore échoué.


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Wildflowers, par Nhor, un piano solitaire pour égrainer la tristesse qui ne se tarit jamais malgré le passage des saisons.

Alors qu'il actionnait le rabot, le Sybille Henriquet ne pouvait retenir ses larmes.

Des meubles, il en avait fait dans sa vie. Et toujours il y mettait son cœur, mais il savait aussi brider ses sentiments, car il faut bien s'en séparer à la fin, car il faut bien continuer.

La sculpture apparut peu à peu sous la gouge. Il avait longtemps cherché quel animal représenté, puis ça s'était révélé de soi-même au coup de ciseau : une biche, blanche comme l'aulne qu'il avait choisi pour sa facilité de sculpture et justement, pour sa couleur.

Des cercueils, il en avait fait dans sa vie. Mais celui-là, c'était difficile.

Pas qu'il y ait beaucoup de masse, mais il y avait du cœur à mettre à l'ouvrage. Trop de cœur.

Et quand ça eut été fini, il l'a mis sur son dos, il est sorti, il a traversé la grand-rue dans le tout petit frisquet du matin.

Il a frappé. On a mis du temps pour lui ouvrir, bien qu'il entendit du bruit à l'intérieur.

La main d'un paysan tourna la clenche, et le menuisier se trouva au seuil de la cuisine. Tout était en désordre. Des monceaux de casseroles. La ruine s'installait. Et une demi-douzaine de personnes entassées là autour d'une chicorée refroidie, la famille, les ouasins, la Sœur Marie-des-Eaux.

Et la Mère Rollo, quand elle eut vu le petit cercueil sur l'épaule du Sybille, c'est là qu'elle se rendit compte, vraiment.

"Mon enfant ! Mon enfant est mort !"


Il y eut au cours de cette veillée une sorte d'enquête policière, menée par des mères de familles aux yeux rouges. Le Fleurance Jacopin leur dit que l'enfant Rollo avait couru après les corbeaux avec son pistolet à bouchon. Faut dire qu'à force d'entendre le Nônô Élie et d'autres en parler comme d'un fléau, il s'était mis en tête de jouer les héros. Et donc il avait poursuivi les volatiles jusqu'aux Feugnottes.

C'est là que le loup l'a gnoqué.

On l'a retrouvé au carrefour qui relie la Tranchée, la Grande Fosse, les Creuses et la Colosse.


"Allez vous coucher, les enfants.

Sinon, gare au Couche-Huit-Heures !

Vous savez bien que ce horla fait la tournée du village le soir.

Vous savez qu'il s'en prend aux enfants qui ne veulent pas aller dormir."


La route est souvent longue.

Et sinueuse.

Pour se rendre aux veillées mortuaires, on met son gilet, sa capeline, son écharpe, son fichu. On passe par toutes les maisons sur le chemin, bonsoir, on vient vous chercher, vous prendrez bien un canon pour vous réchauffer, oui mais faut qu'on y file juste après.

Il y avait bien la moitié des Voivres à se presser au chevet de l'enfant Rollo.

"Ils l'ont bien réussi.", mentionnait-on en parlant de l'apprêt du corps.

"Oui. Il a l'air d'un biquit."

Et ça renifle, et ça pleurniche, et ça tricote. Et ça picole, aussi.

À la fin, ils étaient tellement foingés qu'ils ont béni l'enfant avec de la goutte.


Le lendemain matin, le Sybille était de retour. C'est la mort dans l'âme qu'il mit les clous sur le couvercle du cercueil et que les hommes l'emportèrent.

La Sœur Marie-des-Eaux fit sortir le matelas de l'enfant. Il y mit le feu avant de se rendre à l'église.

"Il est nécessaire de brûler les paillasses des morts pour éviter leur retour."

Le novice revoyait encore les fantômes d'enfants non-baptisé qu'il avait croisé dans les forêts limbiques.


La mère Rollo le retint par la manche.

"Avant qu'on aille à la messe, je veux me confesser.
- Je ne peux pas vous garantir qu'un sacrement donné par une religieuse soit valide. Mais je peux vous écouter."

On retourna dans la chambre vide du minot. Le novice s'assit sur un des bancs, et la mère s'agenouilla à ses pieds.

"Bénissez-moi, car j'ai péché.
- Parlez sans crainte, mon enfant.
- Je fais tout pour être une bonne chrétienne, mais j'ai quelque chose sur le cœur qui me pèse.
- Le Vieux peut tout pardonner, vous savez.
- Ben voilà, j'ai caché la vérité.
- Donc vous avez commis le péché de mensonge.
- Oui. Oh, c'est peut-être rien, et c'était il y a longtemps, mais j'ai quand même honte. Je remontais de la Grande Fosse d'aller chercher des mirabelles, et j'ai croisé le Nônô Élie et sa femme qui tiraient un veau par une longe.
- Poursuivez.
- Et bien quelques heures plus tard, le père Peutot boualait partout qu'il avait perdu un veau et que c'était le loup qui l'avait pris. On a fait des battues pour le retrouver. Même que le Nônô Élie en faisait partie.
- Et donc ?
- Ben le veau on l'a jamais retrouvé. Et pour cause. C'était le Nônô Élie et sa femme qui l'avaient pris. Mais j'ai pas osé dire."


Pendant la messe, le corps de la Sœur Marie-des-Eaux était bien présent, à parler latin comme un automate. Mais son esprit cherchait refuge dans le château intérieur.

Il était en bras de chemise, dans la grange, auprès de la pétrissoire, à malaxer le pain, à façonner des petites oublies.

Il appliqua le tampon sur une boule de pâte, mais le motif s'imprimait mal. La matière était spongieuse. Il chercha la cause de cette humidité et la trouva tout autour de lui. Les poutres dégorgeaient. Les souris pataugeaient dans une paille visqueuse. Il ouvrit la porte de l'accès de cave. Les escaliers étaient noyés, où de hideux crapauds patouillaient.

Son château intérieur était littéralement en train de prendre l'eau.


On mena le cercueil au cimetière dans une vieille caloubrette menée par le Fréchin et le Nônô Élie, pas décuités de la veille.

L'embarcation buta sur une racine et la boîte fut caboulée sur le sol. On s'affaira dessus très vite, on empêcha la mère de voir et vite on recloua le couvercle.


Personne n'eut le cœur de s'indigner de cet incident. On voulait tous en finir.


Et le soir venu, après le vin d'honneur, la mère Rollo fut de nouveau seule.


Alors, elle prit sa tête dans ses mains, et accepta enfin la venue des sanglots.

"Mon pauvre Jacquot, tu mourras une deuxième fois quand je t’aurai oublié..."



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Décompte de mots (pour le récit) :
Pour cet épisode : 1846
Total : 87602


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